DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS.
Charles Montesquieu
CHAPITRE PREMIER
Différence de la nature du gouvernement et de son principe.
Après avoir examiné quelles sont les lois relatives à la nature de chaque gouvernement, il faut voir celles qui le sont à son principe.
Il y a cette différence entre la nature du gouvernement et son principe, que sa nature est ce qui le fait être tel; et son principe, ce qui le fait agir. L’une est sa structure particulière, et l’autre les passions humaines qui le font mouvoir.
Or, les lois ne doivent pas être moins relatives au principe de chaque gouvernement qu’à sa nature. Il faut donc chercher quel est ce principe. C’est ce que je vais faire dans ce livre-ci.
CHAPITRE II
Du principe des divers gouvernements.
J’ai dit que la nature du gouvernement républicain est que le peuple en corps, ou de certaines familles y aient la puissance; celle du gouvernement monarchique, que le prince y ait la souveraine puissance, mais qu’il l’exerce selon des lois établies; celle du gouvernement despotique, qu’un seul y gouverne selon ses volontés et ses caprices. Il ne m’en faut pas davantage pour trouver leurs trois principes; ils en dérivent naturellement. Je commencerai par le gouvernement républicain, et je parlerai d’abord du démocratique.
CHAPITRE III
Du principe de la démocratie.
Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout.
Mais, dans un État populaire, il faut un ressort de plus, qui est la vertu.
Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l’histoire et est très conforme à la nature des choses. Car il est clair que, dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même, et qu’il en portera le poids.
Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le mal: il n’a qu’à changer de conseil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque dans un gouvernement populaire les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu.
Ce fut un assez beau spectacle, dans le siècle passé, de voir les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avaient part aux affaires n’avaient point de vertu, que leur ambition était irritée par le succès de celui qui avait le plus osé, que l’esprit d’une faction n’était réprimé que par l’esprit d’une autre, le gouvernement changeait sans cesse: le peuple, étonné, cherchait la démocratie, et ne la trouvait nulle part. Enfin, après bien des mouvements, des chocs et des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu’on avait proscrit.
Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir: elle n’avait plus qu’un faible reste de vertu; et, comme elle en eut toujours moins, au lieu de se réveiller après César, Tibère, Caïus, Claude, Néron, Domitien, elle fut toujours plus esclave; tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie.
Les politiques grecs qui vivaient dans le gouvernement populaire ne reconnaissaient d’autre force qui pût le soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets: ce qu’on aimait, on ne l’aime plus; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur; ce qui était règle, on l’appelle gêne; ce qui était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.
Athènes eut dans son sein les mêmes forces pendant qu’elle domina avec tant de gloire, et pendant qu’elle servit avec tant de honte. Elle avait vingt mille citoyens lorsqu’elle défendit les Grecs contre les Perses, qu’elle disputa l’empire à Lacédémone et qu’elle attaqua la Sicile. Elle en avait vingt mille lorsque Démétrius de Phalère les dénombra comme dans un marché l’on compte les esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grèce, quand il parut aux portes d’Athènes, elle n’avait encore perdu que le temps. On peut voir dans Démosthène quelle peine il fallut pour la réveiller: on y craignait Philippe, non pas comme l’ennemi de la liberté, mais des plaisirs. Cette ville, qui avait résisté à tant de défaites, qu’on avait vue renaître après ses destructions, fut vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours. Qu’importe que Philippe renvoie tous ses prisonniers? il ne renvoie pas des hommes. Il était toujours aussi aisé de triompher des forces d’Athènes qu’il était difficile de triompher de sa vertu.
Comment Carthage aurait-elle pu se soutenir? Lorsque Annibal, devenu préteur, voulut empêcher les magistrats de piller la république, n’allèrent-ils pas l’accuser devant les Romains? Malheureux, qui voulaient être citoyens sans qu’il y eût de cité, et tenir leurs richesses de la main de leurs destructeurs! Bientôt Rome leur demanda pour otages trois cents de leurs principaux citoyens; elle se fit livrer les armes et les vaisseaux, et ensuite leur déclara la guerre. Par les choses que fit le désespoir dans Carthage désarmée, on peut juger de ce qu’elle aurait pu faire avec sa vertu lorsqu’elle avait ses forces.
CHAPITRE IV
Du principe de l’aristocratie.
Comme il faut de la vertu dans le gouvernement populaire, il en faut aussi dans l’aristocratique. Il est vrai qu’elle n’y est pas si absolument requise.
Le peuple, qui est à l’égard des nobles ce que les sujets sont à l’égard du monarque, est contenu par leurs lois. Il a donc moins besoin de vertu que le peuple de la démocratie. Mais comment les nobles seront-ils contenus? Ceux qui doivent faire exécuter les lois contre leurs collègues sentiront d’abord qu’ils agissent contre eux-mêmes. Il faut donc de la vertu dans ce corps, par la nature de la constitution.
Le gouvernement aristocratique a par lui-même une certaine force que la démocratie n’a pas. Les nobles y forment un corps qui, par sa prérogative et pour son intérêt particulier, réprime le peuple: il suffit qu’il y ait des lois, pour qu’à cet égard elles soient exécutées.
Mais, autant qu’il est aisé à ce corps de réprimer les autres, autant est-il difficile qu’il se réprime lui-même. Telle est la nature de cette constitution, qu’il semble qu’elle mette les mêmes gens sous la puissance des lois, et qu’elle les en retire.
Or, un corps pareil ne peut se réprimer que de deux manières: ou par une grande vertu, qui fait que les nobles se trouvent en quelque façon égaux à leur peuple, ce qui peut former une grande république; ou par une vertu moindre, qui est une certaine modération qui rend les nobles au moins égaux à eux-mêmes, ce qui fait leur conservation.
La modération est donc l’âme de ces gouvernements. J’entends celle qui est fondée sur la vertu, non pas celle qui vient d’une lâcheté et d’une paresse de l’âme.
CHAPITRE V
Que la vertu n’est point le principe du gouvernement monarchique.
Dans les monarchies, la politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut; comme, dans les plus belles machines, l’art emploie aussi peu de mouvements, de forces et de roues qu’il est possible.
L’État subsiste indépendamment de l’amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, et dont nous avons seulement entendu parler.
Les lois y tiennent la place de toutes ces vertus dont on n’a aucun besoin; l’État vous en dispense; une action qui se fait sans bruit y est en quelque façon sans conséquence.
Quoique tous les crimes soient publics par leur nature, on distingue pourtant les crimes véritablement publics d’avec les crimes privés, ainsi appelés parce qu’ils offensent plus un particulier que la société entière.
Or, dans les républiques, les crimes privés sont plus publics, c’est-à-dire choquent plus la constitution de l’État que les particuliers; et, dans les monarchies, les crimes publics sont plus privés, c’est-à-dire choquent plus les fortunes particulières que la constitution de l’État même.
Je supplie qu’on ne s’offense pas de ce que j’ai dit: je parle après toutes les histoires. Je sais très bien qu’il n’est pas rare qu’il y ait des princes vertueux; mais je dis que dans une monarchie il est très difficile que le peuple le soit.
Qu’on lise ce que les historiens de tous les temps ont dit sur la cour des monarques; qu’on se rappelle les conversations des hommes de tous les pays sur le misérable caractère des courtisans: ce ne sont point des choses de spéculation, mais d’une triste expérience.
L’ambition dans l’oisiveté, la bassesse dans l’orgueil, le désir de s’enrichir sans travail, l’aversion pour la vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l’abandon de tous ses engagements, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de la vertu du prince, l’espérance de ses faiblesses, et, plus que tout cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu, forment, je crois, le caractère du plus grand nombre des courtisans, marqué dans tous les lieux et dans tous les temps. Or, il est très malaisé que la plupart des principaux d’un État soient gens de bien; que ceux-là soient trompeurs, et que ceux-ci consentent à n’être que dupes.
Que si dans le peuple il se trouve quelque malheureux honnête homme le cardinal de Richelieu, dans son testament politique, insinue qu’un monarque doit se garder de s’en servir. Tant il est vrai que la vertu n’est pas le ressort de ce gouvernement. Certainement elle n’en est point exclue; mais elle n’en est pas le ressort.
CHAPITRE VI
Comment on supplée à la vertu dans le gouvernement monarchique.
Je me hâte et je marche à grands pas, afin qu’on ne croie pas que je fasse une satire du gouvernement monarchique. Non: s’il manque d’un ressort, il en a un autre. L’honneur, c’est-à-dire le préjugé de chaque personne et de chaque condition, prend la place de la vertu politique dont j’ai parlé, et la représente partout. Il y peut inspirer les plus belles actions; il peut, joint à la force des lois, conduire au but du gouvernement, comme la vertu même.
CHAPITRE VII
Du principe de la monarchie.
Ainsi dans les monarchies bien réglées, tout le monde sera à peu près bon citoyen, et on trouvera rarement quelqu’un qui soit homme de bien; car, pour être homme de bien, il faut avoir intention de l’être, et aimer l’État moins pour soi que pour lui-même.
Le gouvernement monarchique suppose, comme nous avons dit, des prééminences, des rangs, et même une noblesse d’origine. La nature de l’honneur est de demander des préférences et des distinctions: il est donc, par la chose même, placé dans ce gouvernement.
L’ambition est pernicieuse dans une république: elle a de bons effets dans la monarchie; elle donne la vie à ce gouvernement; et on y a cet avantage qu’elle n’y est pas dangereuse, parce qu’elle y peut être sans cesse réprimée.
Vous diriez qu’il en est comme du système de l’univers, où il y a une force qui éloigne sans cesse du centre tous les corps, et une force de pesanteur qui les y ramène. L’honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique, il les lie par son action même, et il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers.
Il est vrai que, philosophiquement parlant, c’est un honneur faux qui conduit toutes les parties de l’État; mais cet honneur faux est aussi utile au public que le vrai le serait aux particuliers qui pourraient l’avoir.
Et n’est-ce pas beaucoup d’obliger les hommes à faire toutes les actions difficiles et qui demandent de la force, sans autre récompense que le bruit de ces actions?
CHAPITRE VIII
Que l’honneur n’est point le principe des États despotiques.
Ce n’est point l’honneur qui est le principe des États despotiques: les hommes y étant tous égaux, on n’y peut se préférer aux autres; les hommes y étant tous esclaves, on n’y peut se préférer à rien.
De plus, comme l’honneur a ses lois et ses règles, et qu’il ne saurait plier; qu’il dépend bien de son propre caprice, et non pas de celui d’un autre, il ne peut se trouver que dans des États où la constitution est fixe, et qui ont des lois certaines.
Comment serait-il souffert chez le despote? Il fait gloire de mépriser la vie, et le despote n’a de force que parce qu’il peut l’ôter. Comment pourrait-il souffrir le despote? Il a des règles suivies et des caprices soutenus; le despote n’a aucune règle, et ses caprices détruisent tous les autres.
L’honneur, inconnu aux États despotiques, où même souvent on n’a pas de mot pour l’exprimer, règne dans les monarchies; il y donne la vie à tout le corps politique, aux lois et aux vertus mêmes.
CHAPITRE IX
Du principe du gouvernement despotique.
Comme il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie de l’honneur, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique: pour la vertu, elle n’y est point nécessaire, et l’honneur y serait dangereux.
Le pouvoir immense du prince y passe tout entier à ceux à qui il le confie. Des gens capables de s’estimer beaucoup eux-mêmes seraient en état d’y faire des révolutions. Il faut donc que la crainte y abatte tous les courages, et y éteigne jusqu’au moindre sentiment d’ambition.
Un gouvernement modéré peut, tant qu’il veut, et sans péril, relâcher ses ressorts: il se maintient par ses lois et par sa force même. Mais lorsque dans le gouvernement despotique le prince cesse un moment de lever le bras, quand il ne peut pas anéantir à l’instant ceux qui ont les premières places, tout est perdu: car le ressort du gouvernement qui est la crainte, n’y étant plus, le peuple n’a plus de protecteur.
C’est apparemment dans ce sens que des cadisont soutenu que le Grand-Seigneur n’était point obligé de tenir sa parole ou son serment, lorsqu’il bornait par là son autorité.
Il faut que le peuple soit jugé par les lois, et les grands par la fantaisie du prince; que la tête du dernier sujet soit en sûreté, et celle des pachas toujours exposée. On ne peut parler sans frémir de ces gouvernements monstrueux. Le sophi de Perse, détrôné de nos jours par Mirivéis, vit le gouvernement périr avant la conquête, parce qu’il n’avait pas versé assez de sang.
L’histoire nous dit que les horribles cruautés de Domitien effrayèrent les gouverneurs au point que le peuple se rétablit un peu sous son règne. C’est ainsi qu’un torrent qui ravage tout d’un côté laisse de l’autre des campagnes où l’œil voit de loin quelques prairies.
CHAPITRE X
Différence de l’obéissance dans les gouvernements modérés et dans les gouvernements despotiques.
Dans les États despotiques la nature du gouvernement demande une obéissance extrême: et la volonté du prince, une fois connue, doit avoir aussi infailliblement son effet qu’une boule jetée contre une autre doit avoir le sien.
Il n’y a point de tempérament, de modification, d’accommodements, de termes, d’équivalents, de pourparlers, de remontrances, rien d’égal ou de meilleur à proposer. L’homme est une créature qui obéit à une créature qui veut.
On n’y peut pas plus représenter ses craintes sur un événement futur qu’excuser ses mauvais succès sur le caprice de la fortune. Le partage des hommes, comme des bêtes, y est l’instinct, l’obéissance, le châtiment.
Il ne sert de rien d’opposer les sentiments naturels, le respect pour un père, la tendresse pour ses enfants et ses femmes, les lois de l’honneur, l’état de sa santé: on a reçu l’ordre et cela suffit.
En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu’un, on ne peut plus lui en parler ni demander grâce. S’il était ivre ou hors de sens, il faudrait que l’arrêt s’exécutât tout de même: sans cela il se contredirait, et la loi ne peut se contredire. Cette manière de penser y a été de tout temps: l’ordre que donna Assuérus d’exterminer les Juifs ne pouvant être révoqué, on prit le parti de leur donner la permission de se défendre.
Il y a pourtant une chose que l’on peut quelquefois opposer à la volonté du prince: c’est la religion. On abandonnera son père, on le tuera même si le prince l’ordonne; mais on ne boira pas de vin, s’il le veut et s’il l’ordonne. Les lois de la religion sont d’un précepte supérieur, parce qu’elles sont données sur la tête du prince comme sur celle des sujets. Mais quant au droit naturel, il n’en est pas de même; le prince est supposé n’être plus un homme.
Dans les États monarchiques et modérés, la puissance est bornée par ce qui en est le ressort, je veux dire l’honneur, qui règne comme un monarque sur le prince et sur le peuple. On n’ira point lui alléguer les lois de la religion, un courtisan se croirait ridicule: on lui alléguera sans cesse celles de l’honneur. De là résultent des modifications nécessaires dans l’obéissance; l’honneur est naturellement sujet à des bizarreries, et l’obéissance les suivra toutes.
Quoique la manière d’obéir soit différente dans ces deux gouvernements, le pouvoir est pourtant le même. De quelque côté que le monarque se tourne, il emporte et précipite la balance, et est obéi. Toute la différence est que, dans la monarchie, le prince a des lumières, et que les ministres y sont infiniment plus habiles et plus rompus aux affaires que dans l’État despotique.
CHAPITRE XI
Réflexion sur tout ceci.
Tels sont les principes des trois gouvernements: ce qui ne signifie pas que dans une certaine république on soit vertueux, mais qu’on devrait l’être. Cela ne prouve pas non plus que dans une certaine monarchie on ait de l’honneur, et que dans un État despotique particulier on ait de la crainte, mais qu’il faudrait en avoir: sans quoi le gouvernement sera imparfait.