Pierre Mille

On dit que les Anglais sont des gens pratiques ; maintenant, j’en doute un peu.

C’était il y a quelques années déjà. Je revenais de Manchester vers Londres dans un compartiment à peu près complet. Et comme je venais de lire : A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons, de M. Demolins, je contemplais avec vénération les choses et les êtres. Les banquettes me paraissaient supérieures, les wagons me paraissaient supérieurs, les paysages me paraissaient supérieurs. Quand ce n’était pas des fabriques, c’étaient de petites maisons bien lavées, au milieu de petites pelouses bien peignées, et de petites collines bien moulées ; quand ce n’était plus des maisons bien lavées, c’étaient des fabriques, et ainsi de suite. Et l’employé qui m’avait, par faveur spéciale, trouvé une place dans un compartiment à peu près complet, m’avait pris six pence pour sa peine, afin de me prouver sa supériorité.

Mais ce que j’admirai, parce que c’était pleinement et simplement admirable, — et ici je ne plaisante pas, je veux seulement essayer de dire avec exactitude une chose vraie, — c’était le respect de mes compagnons de route les uns pour les autres. Ils ne se parlaient pas, ou quand ils étaient deux amis ensemble, n’échangeaient leurs pensées que par un murmure qui ne troublait personne. On dit que la maison d’un Anglais est sa forteresse : il a une seconde forteresse, qui est lui-même, son inaccessible et magnifique lui-même, son for intérieur où nul ne cherche à entrer sans sa permission. Et c’est très beau.

M’efforçant de me rendre égal aux circonstances, — il suffisait de me tenir tranquille, — j’avais pris un journal, que je lisais fort paisiblement, quand le train s’arrêta et la portière s’ouvrit sous la clef du conducteur, qui disait :

— Plenty of room here, sir !

« Beaucoup de place » me parut une exagération : il y avait une place, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Le nouvel occupant de cette place était une manière de géant, habillé d’un costume couleur œuf de vanneau, bien joli à voir. Il trébucha deux ou trois fois, regarda toutes choses avec des yeux qui me semblèrent surnaturellement fixes, et s’assit sur mes genoux. Je suppose que si j’essayais de serrer sur mon sein un bœuf primé au comice agricole, la sensation serait analogue : il était très lourd ! J’entendis mon voisin dire à demi-voix :

— This gentleman is drunk !

Et il est parfaitement vrai que le gentleman était « bu ». Il l’était même splendidement. Mon voisin ajouta que c’était une « disgrâce ». C’était tout à fait mon avis : principalement parce que le gentleman bu persistait à demeurer sur mes genoux.

Mon voisin lui indiqua sa place avec une courtoisie froide et distante à laquelle je rends hommage, et il la prit, en disant « qu’il n’y avait pas d’offense ». J’eus envie de protester que cette opinion lui était personnelle. Mais je me tus : il était trop grand ! Du reste, il abandonna ma personne pour s’appuyer, de toute son épaule et de la tête, avec un bon sourire, sur son compagnon de gauche. Je remarquai qu’il avait les doigts fort tremblants ; et quand vous rencontrerez un gentleman intoxiqué dont les doigts tremblent très fort, faites attention : ce n’est pas bon signe.

Le voyageur qu’il avait choisi pour se consolider lui dit avec une grande politesse :

— Un peu souffrant, n’est-ce pas ?

Mais il répliqua, plein de béatitude :

— … Never felt better in my life !

Ayant ainsi affirmé que de sa vie il ne s’était senti mieux, il allongea les pieds sur la banquette d’en face, afin d’augmenter encore sa part de bonheur, — il y avait du monde sur la banquette d’en face, mais il ne daigna point s’en apercevoir, — et montra tous les signes d’un assoupissement prochain.

Mon voisin murmura d’un air épouvanté :

— Ne le laissez pas s’endormir ! Pour l’amour de Dieu, ne le laissez pas s’endormir ! Parce que… je connais ça : il se réveillerait dans dix minutes, et il ne se sentirait plus du tout confortable !

J’entrevis le drame que prédisait cet homme sage et je frémis. Mon voisin continua en s’adressant au gentleman :

— Je suis sûr que vous n’êtes pas bien. Vous ne vous en rendez pas compte, mais vous n’êtes pas bien. Ce serait si prudent de votre part de descendre à la prochaine station !

Mais cette proposition n’eut aucun succès. Loin de là, hélas ! Elle souleva au contraire un orage dont je garderai toujours le plus déplorable souvenir. Imaginez une toupie hollandaise abattant des quilles, un thon pêché dans un filet trop étroit, un taureau furieux entré dans un omnibus, et vous n’aurez qu’une idée affaiblie des ravages auxquels peut se livrer, dans un compartiment complet, un grand diable de Grand-Breton atteint de delirium tremens. Mon voisin cria :

— Il va nous tuer ! Tirez le signal d’alarme.

Je cherchai le signal d’alarme. Mais je ne vis rien qu’une affiche, une longue affiche, avec des mots, des mots, des mots.

— C’est l’explication, dit le voyageur. Lisez l’explication, je ferai l’appel !

Pendant ce temps, le gentleman en délire avait ouvert la portière.

— Dieu soit loué ! dit mon voisin, il veut sauter dehors : laissez-le faire !

Vain espoir, bientôt déçu. Le gentleman en délire, s’étant seulement emparé de ma valise, la jeta sur la voie. Ce jeu paraissant lui plaire, il fit subir le même sort aux bagages de mes compagnons.

— Lisez l’affiche, alors ! fit mon voisin.

Je lus : « La communication entre le voyageur et le conducteur, dans les rapides et express, a lieu au moyen de la corde qu’on trouvera à l’extérieur du wagon. » (Ah ! le signal est dehors ; c’est pour ça qu’on ne le voit pas.)

— Dépêchez-vous, dépêchez-vous : il casse tout !

En effet, le gentleman en délire cassait les vitres. Je continuai :

« La corde est près de la corniche, au-dessus de la portière, à main droite, dans la direction où va le train. »

— Au-dessus de la corniche, une corde ? Bon, j’y suis.

Il se pencha par la portière de plus de la moitié du corps, et ses compagnons, pour l’empêcher de tomber se cramponnaient à ses chausses. Cependant le gentleman en délire, courant vers l’autre portière avec une allumette-tison enflammée, mit le feu à un rideau vert qui brûla très bien.

— Il y a encore quelque chose d’écrit, ajoutai-je. Il y a : « Tirez dessus tant que vous pourrez ! »

Mon voisin se mit à tirer de toutes ses forces. Les autres, ceux qui étaient à ses chausses, tiraient aussi de toutes leurs forces. Il se fit un grand bruit, et la corde cassa. Alors tous retombèrent à jambes rebindaines.

Mais le train ne s’arrêta pas.

Seul, le gentleman en délire continuait à s’amuser beaucoup. Après avoir mis le feu à tous les rideaux, il s’efforça de faire subir le même sort aux coussins. Mais ses allumettes n’y creusaient que de petits trous roussâtres. Les coussins du London and North Western sont à peu près incombustibles : je le sais maintenant, et m’en applaudis.

Les expériences infructueuses du gentleman en délire le firent patienter jusqu’au moment où le train s’arrêta à une nouvelle station. D’un commun accord, nous nous préparâmes à bondir sur le quai. Mais le verrou de la portière résista victorieusement à nos tentatives : nous avions oublié que les conducteurs de trains anglo-saxons, afin de prouver leur supériorité, ont l’habitude d’enfermer les voyageurs à clef.

Alors nous appelâmes, nous appelâmes désespérément ; et le chef de gare, le conducteur, les hommes d’équipe accoururent à nos cris.

— C’est un fou que nous avons dans notre compartiment. Il a jeté toutes les valises sur la voie… Il a mis le feu aux rideaux… Il a roussi les banquettes !

On nous ouvrit. On s’empara du gentleman en délire. (Il causa, quelques minutes plus tard, de grands désordres dans la lampisterie, où on l’avait enfermé.) Après quoi, le chef de gare nous considéra tous d’un œil sévère et demanda :

— Pourquoi n’avez-vous pas fait jouer le signal d’alarme ?

— Mais nous avons tiré, tiré, tiré ! Même que la corde s’est cassée.

— C’est du propre ! répliqua le chef de gare avec un grand mépris ; il y a deux cordes ! Vous avez pris la mauvaise. Vous n’avez donc pas lu jusqu’au bout ?

En effet, l’affiche continuait abondamment : « Il y a des cordes des deux côtés du train. Mais celle qui est à droite est la seule qui puisse procurer la communication. »

C’est vrai que nous n’avions pas lu jusqu’à la fin. Mais considérez que le gentleman en délire était troublant. Et puis, j’ai découvert que l’autre corde, la bonne corde, était à l’autre bout du wagon, où nous ne pouvions pas aller.