Charles-Philippe de Chennevières-Pointel
(1820-1899)
LA belle Delphine, qui poussait des cris de paon pour un rien, pour une méchante souris trot-tant sur une tapisserie, se mit à dire, en faisant ses grands airs et ses beaux yeux:
– Moi, quand je vois un feu d’artifice, je m’imagine toujours que la fin du monde est arrivée. J’ai cru une fois, dur comme fer, que j’allais l’entendre sonner, cette fin du monde, et vous jugez bien que je n’étais pas à mon aise. Rien que d’y penser, j’en ai encore la chair de poule.
Notre monsieur, qui lit tout, avait lu dans un journal, l’année de la fameuse comète, que, vers le 11 juillet, la queue de cette comète devait balayer la terre, mais là, nette comme la main, et qu’il n’y devait rester âme qui vive, ni bêtes ni gens. Il paraît qu’il avait répété cela un soir à mada-me, comme on répète un bon conte ; il en avait ri, tout le monde en avait ri ; il n’en avait plus parlé, tout le monde l’avait oublié. Cependant, depuis cette lecture, il tomba dans une inquiétude noire ; il s’en allait tout seul, dans les rues de Paris, sur les quais, dans les allées du Luxembo-urg, les mains derrière le dos, et, de loin en loin, il les levait au ciel en poussant des gémisse-ments.
Un peu avant la Saint-Jean, il commença à dire à madame :
– Ma chère, pendant qu’il n’y a pas encore foule aux chemins de fer, il faut faire nos malles et gagner Bellesme. Emporte tout ce qui te serait nécessaire pour un long, très-long voyage ; en-core quelques jours, et toutes les familles se sauveront de Paris et de tous les bords des rivières ; on ne pourra plus avoir de billets de wagons pour or ni pour argent.
– Mais pourquoi donc ? demanda madame.
– Inutile de te tourmenter à l’avance, je t’expliquerai tout plus tard. – Et il disait cela d’un air à faire mourir de peur ; et pendant le voyage, comme il faisait un temps superbe, pas un nuage, il soupirait entre ses dents :
– Quel beau ciel ! ciel étonnant ! Serait-ce déjà le commencement ?
Il respira un peu quand on entra dans le pays de petits coteaux qui commence vers la Loupe.
En arrivant à Bellesme, il nous arrêta un moment au haut de la terrasse des promenades pour regarder le pignon et la tourelle de sa bicoque, qui se détachait assez coquettement, avec ses masses de sapins et sa charmille, sur l’immense horizon, et je l’entendis qui murmurait :
– Si jolie, si bien arrondie, si bien plantée, si fraîchement recrépie, et sitôt périr !
On vida les malles, on les rangea, on soupa à la diable, on se coucha sans chandelle, les maîtres comme les enfants, car chacun se disait très-las ; mais la porte de madame ayant été mal fermée, j’entendis de ma chambre, sans en perdre un mot, ce que lui expliquait monsieur, et j’en tremb-le encore.
– Ma chère, lui disait-il, nous voilà chez nous, au plus haut des collines du Perche ; c’est déjà un grand pas de fait ; il est temps de te préparer à l’événement, car nous n’avons plus une mi-nute à perdre : dans quinze jours, la fin du monde ; le déluge de Noé va repasser sur la face de notre pauvre globe.
– Mais qu’en sais-tu, mon ami ? lui dit madame, en faisant craquer son lit du bond qu’elle fit.
– Les journaux de Paris, répondit monsieur, n’en ont quasi plus parlé, ni le journal de l’Orne, heureusement pour nous ; mais ceux des pays étrangers ont fort bien calculé que le déluge de-vait forcément retomber sur la terre au bout d’un certain nombre de centaines de cent ans, parce qu’il est produit par la fonte des montagnes de glaces, qui sont entraînées par une pesanteur connue et qui passent d’un pôle à l’autre pôle.
Je vous répète là les vrais mots qu’a dits monsieur ; je n’y ai rien compris, mais je ne les oubli-erai de ma vie ; et il ajouta :
– Ne perdons pas la tête, les heures sont comptées ; la comète va entraîner la débâcle ; et main-tenant dors, ma chère ; sois tranquille, j’arrangerai tout.
Dors, sois tranquille, c’était facile à dire ; moi, vous le pensez bien, je ne dormis point, et pen-dant ces quinze malheureux jours, malgré notre épouvantable va-et-vient du matin au soir, je n’ai pas dormi deux heures chaque nuit. je rêvais, dès que je fermais l’oeil, que je barbotais au fond de l’eau ou que j’entendais la trompette du jugement dernier, et quand après cela je me pesai chez le fermier, je trouvai que j’avais maigri de trente livres.
Si je maigrissais, c’était bien ma faute : monsieur ne cessa, pendant les quinze jours, de nous répéter à tous, aux maîtres comme aux servantes, au déjeuner, au dîner, au souper :
– Mais mangez donc, mes amis ; il faut vous nourrir solidement : l’air de Bellesme ouvre l’appétit. J’ai idée que nous aurons prochainement à faire un voyage en mer ; avez-vous déjà voyagé sur mer, Delphine ? Si vous avez le mal de mer, ma pauvrette, vous n’aurez plus de force. Allons, Delphine ; allons, Henriette, faites des provisions pour les poissons ; peut-être n’aimerez-vous pas autant la cuisine du bateau.
Ces discours me faisaient frissonner, et cependant je me sentais encore bien heureuse d’avoir un maître qui me sauverait tant bien que mal de la mort du déluge ; mais le pain ni la viande ne passaient plus.
Le premier jour qu’il se réveilla ici, il était debout dès six heures du matin ; il me dit :
– Delphine, vous irez chez la bouchère, près du Porche ; vous retiendrez, pour samedi prochain, cinq gigots de mouton, quatre aloyaux, six carrés de côtelettes, deux rognons de boeuf ; de là vous irez chez la charcutière, rue Haudinière, et lui demanderez huit jambons de six livres, vingt-deux saucissons et trois aunes de boudin ; de là, chez la boulangère, rue Saint-Pierre, et lui direz d’apporter tous les matins, pendant quinze jours, vingt-quatre pains de douze livres, et la pâte bien ferme et bien cuite ; et comme il faut penser au dessert, vous direz à l’épicière, au bas de la rue Villeclose, de nous envoyer trente pots de confitures de groseilles framboisées et quinze livres de quatre-mendiants ; vous lui ferez ajouter cinquante livres de sel. – Il s’arrêta un moment, comptant sur ses doigts, et finit par marmotter à demi-voix : Oui, oui, avec de la sob-riété cela suffira, j’espère ; moi, je me charge du charpentier. Delphine, dites au jardinier de donner un bon coup de balai dans la cave.
Bouchère, boulangère, épicière, charcutière poussèrent des ah ! des oh ! des ouh !
– Mais, êtes-vous sûre et certaine, mam’selle Delphine ?
– Vous ne rêvez pas, mam’selle Delphine ? – Cinq gigots de mouton ! quatre aloyaux ! – huit jambons ! vingt-deux saucissons ! trois aunes de boudin ! – vingt-quatre pains de douze livres ! – trente pots de confitures !
Je ne me souciais point de passer pour une folle, et je crus bien faire en disant que l’on attendait toutes les familles des parents des maîtres, et que toutes les chambres, chambrettes, cabinets, mansardes seraient pleins jusqu’au grenier ; et ainsi furent clos, pour ce jour-là les becs des curieux de Bellesme.
En rentrant, je trouvai le jardinier qui lavait au genièvre et défonçait tous les vieux fûts vides, ceux qui avaient servi les années passées, soit au cidre, soit au vin ; je lui demandai :
– Que mettra-t-on donc là dedans, maître Jacques ?
– Vous le savez bien, mam’selle Delphine ; c’est, m’a dit monsieur, pour la viande que vous devez saler.
En même temps, j’aperçus, par la fenêtre de la cuisine qui donne vers le jardin, monsieur en grande explication avec le charpentier :
– Vous allez me faire exactement ce que je vais vous dire : vous savez les douze grands or-meaux qui sont derrière la chapelle et qui en masquent le pignon vers la ville ; vous les scierez par le pied, et cela tout de suite ; ils rouleront au pied de la côte, vous les ébrancherez et les équarrirez sur place ; ensuite, vous les transporterez sur le plateau, là où nous sommes, puis vous en ferez un solide châssis en charpente de vingt-cinq pieds carrés ;
– Mais, monsieur, observa le charpentier, et les carrés de légumes du jardinier, ils seront bien saccagés ?
– C’est vrai, répondit notre maître en se parlant à lui-même, il ne faut pas les perdre : Delphine en fera des conserves. Allez toujours, maître Cauvin, et n’épargnez pas le monde.
– Si encore monsieur nous disait à quoi va servir son châssis ?
– Père Cauvin, n’en demandez pas si long : c’est un joujou dont je me régale, et je suis comme les enfants, je veux l’avoir tout de suite. Figurez-vous seulement sur ce châssis, composé de maîtresses poutres, un parquet bien épais et si bien joint, que l’eau n’y puisse point entrer, et puis, à six pieds au-dessus, un autre parquet à dos d’âne, en manière de toit plat, avec une jolie petite balustrade à l’entour. Je ne vous demande pas du travail très-fin, père Cauvin, mais tout ce qu’il y a de plus solide. Enfin, vous me comprenez bien : une grande caisse bien fermée et sur laquelle il puisse pleuvoir des orages sans qu’il y entre une goutte d’eau ; vous laissez même déborder d’environ trois ou quatre pieds les poutres au-dessous de la caisse.
– Ah ! je comprends, monsieur, dit le père Cauvin, c’est une grande boîte pour loger ses en-fants si la maison ne suffisait plus, à cause de ce qu’attend monsieur.
Monsieur le regarda fixement, croyant que le père Cauvin avait surpris son secret. Le bon-homme avait seulement ramassé chez la boulangère, en passant, quelques demi-mots du conte que j’y avais fait courir, et il parlait selon son idée.
– Hum ! hum ! père Cauvin, faites seulement ce qu’on vous demande, et surtout bien revêtu de vos meilleures planches sur les quatre côtés. – Et maintenant, mon père Cauvin, allez-vous-en dans toute la ville et toute la forêt, et tous les environs, me querir tous les ouvriers qui pourront vous être bons ; je leur payerai double paye. Il me faut ma boîte d’aujourd’hui en huit.
Le bonhomme, quoiqu’un peu sourd, ne se le fit pas dire deux fois, et, pas plus tard que dans l’après-dînée, il ramenait quarante-deux charpentiers, scieurs de long, bûcherons, menuisiers, serruriers, charrons, tonneliers ; il avait requis tous les bras qui, de près ou de loin, taillent le bois et assemblent des planches.
Pendant ce temps, monsieur avait galopé chez les quincailliers de la place Saint-Sauveur et du quartier de l’Ormeau et avait acheté tout ce qu’il avait trouvé dans les boutiques de clous, poin-tes, crochets, vis, feuilles de zinc, si bien qu’à la même heure les travaux commencés dans les maisons des bourgeois de la ville et de la campagne se trouvèrent interrompus comme par enc-hantement, et le maréchal ferrant du bas de la rue Saint-Michel, ayant eu besoin de ferrer le cheval du médecin, ne trouva pas un clou d’un bout à l’autre de la ville, et fut bien obligé d’en fabriquer lui-même.
De ce moment commença tout autour de la maison un tapage de cognées, de scies, de marteaux, de haches, de limes, de maillets, de chansons, de gens qui s’appelaient, qui battaient les portes, qui venaient nous demander des chandelles, du charbon pour cuire leur colle, un pot de cidre, des allumettes, qui sonnaient le matin dès cinq heures ; j’en avais la tête fendue. Il n’y avait que les enfants qui frétillassent dans ce remue-ménage comme le poisson dans l’eau.
Ah ! maintenant, quand j’y songe, fallait-il, pour résister à cela, avoir envie d’être sauvée dans l’arche !
Et encore, impossible de confier à personne au monde le secret qui me démangeait tant. – Comme depuis la dernière nuit j’avais toujours l’oreille au guet, j’avais une autre fois entendu monsieur disant à madame : Si le moindre des cinquante ouvriers ou marchands qui travaillent pour moi concevait la moindre idée de ce qui arrivera l’autre semaine et du moyen de salut que je nous prépare, chacun ne songerait plus qu’à se sauver soi-même, et nous serions aban-donnés et perdus sans remède. – Des paroles comme celles-là me cassaient d’abord bras et jambes, et puis elles m’émoustillaient de plus belle, et ma besogne se faisait à la diable.
Je salais, je salais, je salais pêle-mêle, à tort et à travers, le boeuf, le mouton, le cochon ; j’en remplissais les poinçons, les barils, les pots à beurre, les jarres.
Tout était plein depuis trois jours, quand voilà la porte cochère qu’on ouvre, et une charrette entre dans la cour ; c’était celle de maître Deshayes, le fermier de Saint-Cyr : – Votre serviteur, mam’selle Delphine ; mes chevaux sont presque crevés, la lettre de notre maître était si pressan-te ! J’amène une pipe de cidre de sept cents pots, et de notre meilleur ; voilà dix douzaines d’oeufs, ils sont rares à cause de la moisson, et quarante livres de beurre ; c’est tout ce qu’on a pu trouver hier dans le pays ; et, pour vos bonnes dents, un sac de noix qui nous restaient de l’an passé ; excusez du peu.
Monsieur entra dans la cuisine et lui dit :
– Eh bien ! Deshayes, les grains sont-ils beaux, cette année ?
– On ne peut point dire que l’année soit trop mauvaise, répondit maître Deshayes, mais les vo-lailles mangent tout ; elles ne nous laisseront brin en tout pour la semaille.
– Ne vous inquiétez point de l’avenir, mon père Deshayes, fit monsieur d’une voix languissan-te ; ce n’est pas moi qui vous tourmenterai pour votre terme de la Saint-Michel ; mais si les volailles vous gênent, envoyez-m’en une quinzaine de couples, moitié poulets, moitié canards ; je saurai bien qu’en faire.
– Vous, Delphine, je n’ai pas besoin de vous le recommander, voilà du beurre qu’il faut saler. Coupez un bout de boudin pour Deshayes, et allez vite acheter un pot de quarante livres et du sel à l’avenant.
Je n’achetai pas un pot, j’en achetai six, et je me remis à saler, à saler et ressaler le beurre et tout ce que le jardinier put trouver dans le jardin de chicorée, d’oseille, d’épinards. – En même temps, je voyais que madame, la mine pâle et la langue paralysée, remplissait, dans la salle à manger, tous les bocaux de choux, de carottes, d’artichauts, de petits-pois, de haricots verts confits dans le vinaigre, et jetait dans le sirop toutes les cerises et fraises du jardin.
Quand à la jardinière et à la bonne d’enfants, elles étaient là à tout minute sur mon dos, me répétant :
– Mais, Delphine, qu’est-ce qui se passe donc ici ? Monsieur, si causant les autres années, ne sonne plus un mot : toujours à regarder les nuages. Madame fait pitié. Et ces provisions à nour-rir un régiment, la cave en est toute bourrée : trois étages de pots les uns par-dessus les autres, plus de place pour une épingle. Et, malgré le tintamarre des ouvriers, la maison est triste à pleu-rer. – Vous-même, Delphine, une mine d’enterrement. Est-ce pas une maladie que tout cela ?
– Eh bien ! Hermance, c’est vrai, finis-je par dire sans rire à la jardinière, car je ne riais plus, – vous avez devinez juste, – notre pauvre maître, il faudra bien un jour ou l’autre que la ville l’apprenne, il affame le pays ; ça n’est pas sa faute. Et à la place de madame, vous ne seriez point gaie. C’est bien triste à leur âge : notre pauvre monsieur, il a le ver solitaire.
Le soir, quand les enfants furent couchés et chacun rentré dans sa chambre, j’entendis monsi-eur qui disait à madame : Le moment est venu, ma chère, de faire les paquets de linge et des vêtements que nous devons emporter. Tiens, en voici une courte liste ; écoute si je n’ai rien oublié : deux douzaines de chemises d’homme ; – deux, idem, de femme ; – quatre, idem, d’enfants. – Pour toi, trois robes, un manteau et un bon châle double ; – pour moi, point d’habit noir, mais paletot d’hiver et paletot d’été, car il faut songer au soleil qui viendra après les qua-rante jours de pluie, et nous ne pouvons cependant pas nous habiller en sauvages devant les bonnes et les enfants ; – tes chaussures de caoutchouc et moi mes sabots; – tous les parapluies et tous les mouchoirs de la maison. La lessive, il n’y a pas à y songer, on ne pourrait pas la sécher.
– Mon ami, observa madame, il y aurait quelque chose de plus utile que tout cela : de bons vêtements en toile cirée pour les enfants et pour nous.
– Tu as raison, dit monsieur, et ils finirent par s’endormir.
Dès le matin, il partit comme un trait ; mais il ne tarda pas à rentrer les mains vides et très-maussade, très-grimaud.
– Qu’as-tu donc ? lui dit madame.
– C’est ta marchande d’étoffes qui m’a fait une avanie devant tous ses voisins et ses commis et les voyageurs de l’auberge en face. Elle m’a reproché d’avoir accaparé tous les menuisiers de la ville, et tout le bois, et toutes les ferrailles, et d’avoir fait hausser le prix des ouvriers ; et qu’on avait déjà, avant cela, bien assez de peine à mettre la main sur eux, et que les persiennes de sa chambre et un volet de sa devanture étaient restés là sans qu’elle puisse les faire finir, et que je ne retrouverais plus dans Bellesme, si chacun était comme elle, un marchand qui voulût me fournir de la marchandise, ni à boire ni à manger, et que j’aille chercher ailleurs de la toile cirée, et que je le faisais exprès de ruiner les pauvres bourgeois, et que les rentiers me tourneraient le dos, et patati et patata, – et me voilà.
Madame prit son chapeau et s’en alla vis-à-vis de l’Hôpital. On ne refusa point de lui vendre deux ou trois pièces de toile cirée, et elle passa les nuits à faire les accoutrements dont elle avait eu l’idée.
Dieu merci, le charpentier livra son arche le jour convenu. Monsieur en parut assez content ; il la voulut cependant éprouver en faisant verser sur la double pente, par le jardinier, sept ou huit bons arrosoirs, pour s’assurer que, du moins par-dessus, l’eau ne passait pas entre les joints des planches.
Comme les ouvriers s’en allaient avec leurs outils sur le dos, il les rappela pour leur faire ra-juster sur le milieu de l’énorme couvercle une autre petite cage carrée à toit bas et pouvant con-tenir huit personnes assises dos à dos. De cette cage on pouvait descendre par une trappe et une échelle dans l’intérieur de la vilaine grande boîte ; cette caisse, quand j’y songe, voulez-vous que je vous dise à quoi elle ressemblait ? A deux grands pupitres d’écolier dos à dos. – Enfin, enfin, les charpentiers, scieurs de long, menuisiers, tonneliers, serruriers déguerpirent du logis, payés rubis sur l’ongle et gais comme pinsons. Bon débarras, bon voyage !… Ah ! mon Dieu, combien a-t-elle coûté à monsieur, cette arche-là ? Mais on eût dit que notre maître n’attachait plus de prix à l’argent ; il n’aurait pas donné son arche pour des millions de millions.
Maintenant qu’il l’avait, il ne songeait plus qu’à la remplir.
Il ne nous reste plus que sept jours, – que six jours, – que cinq jours, – et à mesure que le ter-me approchait, l’exaltation de monsieur allait en croissant ; je l’entendais qui disait à madame :
– Voilà quelle singulière fortune de l’humanité : tous nos enfants sont roux, la race humaine va être rousse.
– Allons, Delphine, allons, ma fille, du courage : il s’agit, pendant qu’il fait beau, de transporter dans cette grand caisse toutes nos provisions. – Les pains d’abord qui sont empilés dans l’office ; – les conserves de fruits et de légumes pendant que nous y sommes ; – deux grils, une broche, trois casseroles de vos mieux étamées ; une boîte de couteaux, une boîte d’argenterie ; – une grosse provision d’allumettes, et pour le cas où elles se mouilleraient, prenons amadou et briquet ; – deux douzaines d’assiettes et six plats pour ne pas trop nous encombrer ; et autant vaut les prendre en vieille faïence de Rouen et de Strasbourg qu’en méchante porcelaine blanc-he : les enfants s’en amuseront davantage ; – et maintenant passons à la cave.
Mais à peine eûmes-nous entr’ouvert la porte de la cave, qu’il nous en sauta au nez une odeur abominable, et tous les chats de la Croix-Blanche se sauvèrent en se culbutant les uns les autres par les deux soupiraux ; des milliers de grosses mouches à viande passaient comme des furi-bondes à l’entour de nos têtes en bourdonnant plus fort que dix essaims de guêpes ; et quelle puanteur ! Jugez : plus de cent livres de viande pourrie depuis huit jours ; j’avais salé tout cela ni plus ni moins qu’à l’ordinaire, pour garder la viande d’un samedi à l’autre, et tout était perdu ; j’en tombai presque à la renverse.
Mais monsieur, lui, en était comme terrassé :
– Ah ! malheureuse, malheureuse, qu’avez-vous fait ? Nous allons tous mourir de faim. – Il s’arrachait la barbe et murmurait tout bas ; Mourir noyés, mourir de faim ! A quoi bon désor-mais nous enfermer dans cette arche d’où nous ne pourrons même pas pêcher quelques pois-sons ? Moi qui voulais les sauver avec nous ! Mais, ma foi, plus de bouches inutiles, pu-isqu’elles sont si maladroites ; en rationnant le jambon et les confitures, nous pourrons peut-être encore à six durer les quarante jours.
La crainte d’être abandonnée me donna de l’esprit, comme vous pensez.
– Ah ! monsieur, ne m’en voulez pas, ne me renvoyez pas, je réparerai le mal ; si la bouchère et la charcutière n’ont plus de viande et ne veulent plus en donner à monsieur, il en reste encore chez le jardinier.
– Comment, misérable, chez le jardinier ? – Oui, ma chère, il m’appela misérable, comme la dernière des dernières ; mais je n’étais pas fière à ce moment-là, et je lui répondis bien douce-ment :
– Monsieur, le jardinier a sa vache et son cochon et une douzaine de lapins.
– Une vache ! que veux-tu que je fasse d’une vache ? Elle n’entrerait pas dans la caisse.
– Monsieur, elle pourrait bien y entrer par petits morceaux, et, quant au cochon, c’est l’affaire d’un soir de le saigner, de le griller, de le dépecer et de le saler, et j’y mettrai le sel qu’il faudra.
– Eh bien ! va-t-en dire à la jardinière que je lui achète son cochon.
Mais ne voilà-t-il pas que la jardinière ne voulait point vendre son cochon ; il n’avait encore que deux mois de graisse, et ils comptaient le garder pour la Toussaint ; et le moyen de s’en retourner vers monsieur sans cochon !
– Voyons, voyons, ma petite Hermance, fis-je à la jardinière, ne dites pas cela, ne faites pas cela ; je vous ai raconté le mal de monsieur : sans comparaison, il est comme un ogre ; quand il a une envie, il faut qu’il se la passe. Il trouve votre gorin à son point ; seriez-vous plus avancée s’il venait vous le dénicher la nuit ? Allons, allons, je vais lui dire que vous prenez votre cou-teau et votre paille pour le saigner et le flamber, et que demain, à l’heure de son déjeuner, les quatre membres et les côtes seront prêts pour la broche.
Ils furent prêts en effet, et cette fois cuits à point et si bien salés, qu’il n’eût pas fallu moins que toute l’eau des quarante jours pour les dessaler.
Et que sais-je encore ? Et la pipe de sept cents pots qui ne voulait plus passer par la trappe de l’arche, et qu’il fallut partager en trois poinçons.
Cela fait, monsieur me dit :
– Ce n’est pas tout, Delphine : vous connaissez la cordière auprès de la rue du Theil ; elle vous a menés une fois à Igé avec les enfants dans sa voiture à âne ; achetez-lui tous les cordages, corde à puits, corde à trait, corde à emballage, ficelle, fil de fouet, que vous trouverez dans sa boutique. Si nous devons aller sur mer, je serai bien aise que, sur le bateau, les enfants soient liés à leur siége pour ne pas être emportés par la vague, et puis les paquets en absorberont une fière longueur ; tâchez qu’elle vous en cède cinq ou six cents brassées ; de la corde, vous savez, ça n’est jamais perdu.
Depuis que nous étions arrivés, tous les soirs, à l’heure où la nuit tombe, je voyais monsieur rôder solitairement dans l’allée tournante, et de là dévisager longtemps, longtemps cette terrible comète qui se levait de derrière la forêt ; il faisait trois pas, puis se retournait encore pour ne pas la perdre de vue.
L’avant-veille du grand jour, en faisant semblant de chercher un chou pour le pot-au-feu, j’entendis encore une conversation des maîtres ; ils allaient et venaient derrière la charmille.
– Ma chère, disait monsieur, je commence à être tranquille ; mes provisions sont à bord. J’y ai caché jusqu’aux instruments de jardinage, qui nous seront utiles dès le lendemain du jour où nous reprendrons possession de la terre, et où nous renouvellerons les actions de grâce et les plantations de Noé ; j’ai mis dans un sac des graines de blé, d’orge, de chanvre, de laitue, de carotte ; j’ai emporté, c’était le plus pressé, un pied de vigne et un pommier nain ; – en fait de cordages, la cordière en a fourni à Delphine un assez beau ruban pour attacher, s’il me plaisait, mon arche au coq du clocher de Bellesme, et ce coq me servirait d’ancre le jour où le pauvre clocher, détrempé dans ses fondements, s’évanouirait comme de la boue dans l’eau. Mais, au fait, mieux vaut s’en fier aux grands courants qui nous porteront Dieu sait en quelles régions de soleil ou de montagnes, que s’exposer, pour une vile passion de clocher, à être retenus sous les eaux montantes.
– Ah ! mon ami, dit madame, j’ai toujours là une pensée qui me revient et dont je ne peux me débarrasser le coeur : et nos pauvres bons cousins d’Igé, nous n’essayerons donc pas de les sauver avec nous ?
– Ma chère, répondit monsieur très-gravement, Noé aussi avait des cousins, et qui lui avaient sans doute rendu de grands services, et personnes ne dit qu’il ait cru devoir les appeler dans l’arche. Cependant Noé passait pour un homme juste.
– Que veux-tu, mon ami, je ne puis pas croire que notre égoïsme soit là bien agréable à Dieu, et j’aimerais mieux bourrer notre arche de cousins que de poinçons de cidre, ne fût-ce que pour marier nos filles.
– Mais, ma mie, quelle imprudence d’éventer ainsi notre secret, même en famille ! et n’avons-nous pas encore à loger toute la volaille du fermier de Saint-Cyr ?
– Tremblons, mon ami, lui dit madame, se joignant les mains, tremblons, si nous n’avons pas appelé les nôtres, de voir, à l’heure suprême, des vagabonds de la ville, et qui ne nous sont de rien, prendre à l’abordage notre place dans l’arche que tu auras préparée avec tant de mystère et de prévoyance.
Maître Deshayes, le fermier, sonna dans ce moment-là et m’empêcha d’entendre la suite. Il apportait six couples de poulets, quatre couples de canards, trois dindons et autant d’oies.
A la vue de tant de volailles qui s’agitaient, les pattes liées, sur le pavé de la cuisine, monsieur, attirant madame vers la porte de la salle à manger, lui dit : – Il s’agit maintenant, ma chère, de choisir les bêtes absolument utiles pour remultiplier dans le monde. Ne songeons pas à faire comme Noé.
Une paire de tous les animaux créés remplirait trois cents arches comme la nôtre ; et d’ailleurs pourquoi sauver d’autres êtres que les plus indispensables à notre service ? Deux paires de poulets, deux paires de canards ; je regretterais la vache du jardinier si elle était pleine ; quant aux chevaux, aux chiens, aux chats, ce sont bêtes de luxe et qui deviendront inutiles après la destruction des souris, des perdreaux et des voitures. Encore, si nous nous chargeons de ca-nards, c’est que les poulets, dans leurs cages, pourraient périr d’ennui et de mal de mer, tandis que les canards, en les attachants par les pattes, nous pourrons les laisser nager à notre re-morque. L’homme peut se passer de laitage et de boucherie, mais non point d’oeufs ni de vola-illes ; quant à l’utilité des boeufs, des chevaux et des ânes, j’ai mon idée là-dessus bien arrêtée : j’emporterai deux ou trois livres traitant de la physique et de la mécanique, et dans le monde nouveau il n’y aura plus que l’homme et des machines ; l’homme ne sera pas obligé de partager ses repas, ses grains et ses fruits avec les milliers d’êtres qui le mordaient ou l’égratignaient ou ruaient contre lui, et la terre, vous le verrez, n’en ira pas plus mal.
De même, excepté une méchante traduction de la Bible que j’ai ici, je compte bien laisser noyer tous les livres de tous les siècles. Inutile de recharger la mémoire des hommes de ces fatras d’histoires compliquées de dates et de demi-héros et de systèmes contraires qui les énervent. C’est ce qu’a fait Noé, et il a sagement fait. L’histoire recommencera à nous, ce sera bien assez. Encore, si je leur apprends la physique, qu’en feront-ils ? Noé n’avait sauvé du premier monde qu’une science, celle de construire ; elle lui avait bien servi pour l’arche. Mais ses enfants, presque aussitôt, qu’ont-ils construit ? La tour de Babel. Enfin, ma chère, tirons-nous-en pour le mieux, et à la grâce de Dieu !
– Oh ! mon ami, quel vilain monde ce sera ! Ni oiseaux dans les arbres, ni bestiaux dans les prés, ni papillons sur les fleurs, ni lapins ni chevreuils dans les forêts. Rien plus que des hom-mes regardant d’autres hommes et des machines se promener par-ci par-là.
– Mon Dieu, ma chère, si tu y tiens tant, à repeupler tes forêts, nous prendrons les plus laids de nos petits-enfants, nous les lâcherons dans les bois et nous en ferons des singes ; quelques-unes de nos poules deviendront faisans, quelques-uns de nos canards deviendront cygnes.
– En attendant, Delphine, dit monsieur à voix haute, en se rapprochant de moi, vous allez mett-re en daube les trois dindons que voilà et me saler dans une terrine les cuisses de ces oies que vous passerez au four, et, quant aux poules et aux canards, déposez-les pour quelques heures dans les cages du bûcher.
Mais à peine les avais-je fourrés dans les mues, que voilà les canards, tout s’ébattant, qui se mettent à pousser des couan ! couan ! couan ! couan ! et monsieur qui se précipite à la fenêtre en s’écriant :
– Les canards chantent, mauvais signal, terrible augure !
– Ah ! Seigneur, nous oublions l’important ; et la colombe ? Delphine, courez de toutes vos jambes jusqu’à la Croix-d’Or ; ce sont de vieilles connaissances ; ils ne nous refuseront pas un pigeon, une paire de pigeons.
Quand je rentrai avec mes pigeons, je trouvai monsieur en grande colère, qui faisait déguerpir ses enfants de l’arche, où ils avaient trouvé moyen de grimper et où ils fourrageaient dans les pots de confitures. Charlotte, l’aînée des filles, avait eu la bonté d’âme de prévenir son père que toutes les murailles de la boîte faisaient, par la chaleur, des craquements épouvantables, et lui-même était sorti de là point trop rassuré sur le jeu de ses charpentes et de ses planches et presque pressé de voir commencer les quarante jours de la colère de Dieu.
Le soir, après le dîner, il dit à ses pauvres enfants qui rôdaient dans la cuisine et à nous, qui achevions de ranger la vaisselle :
– Venez, mes enfants, venez donc jusqu’à la chapelle, Henriette et Delphine ; pendant ce beau mois, je veux que nous y fassions, comme autrefois chez mon père, la prière en commun.
On le suivit ; il s’agenouilla sur le degré, devant la balustrade fermée ; madame était à sa droite, les enfants à la gauche de leur père, et nous derrière madame. Après le Pater et l’Ave, qu’il réci-ta très-dévotement et en appuyant sur les mots : Que votre volonté soit faite, – que votre règne arrive, – donnez-nous notre pain quotidien, – délivrez-nous du mal, – il se recueillit, la tête dans ses mains ; puis, élevant la voix, il prononça ces mots, que j’entends encore, et dont Henriette me demanda tant de fois l’explication :
– Mon Dieu, puisqu’il vous plaît de faire du plus indigne de vos serviteurs le troisième père des hommes, donnez-lui le coeur juste et ferme ; inspirez-lui quelles choses de l’ancien monde doit garder sa mémoire et quelles choses elle doit oublier à jamais pour le bonheur et la gran-deur de la race future.
Madame répondit à voix basse : Amen, et elle ajouta : – Sainte Vierge, est-il donc vrai ? Ne serait-ce donc pas un rêve horrible ?
Puis monsieur monta à l’autel, y prit la vieille, vieille croix antique en vieux cuivre repoussé et déchiré, et l’emporta précieusement dans la mansarde supérieure de la caisse.
En sortant de là, je rentrai toute tremblante dans ma chambre, où je préparai mes meilleurs har-des, celles de meilleur teint, et je répétai plus de Pater et d’Ave que je n’en ai dit tout le reste de ma vie.
Dieu sait comme la nuit se passa ; c’était la plus calme de l’année, que cette nui-là, et chaude à étouffer ; je me levais tous les quarts d’heure, et toujours et toujours je voyais monsieur rôdant dans l’allée qui tourne sous les pommiers, de la maisonnette à la charmille, l’oeil toujours fixé sur cette comète qui allait se coucher vers Mamers. De temps en temps, il se retournait vers le logis, et, dans le silence de la nuit, on entendait ses exclamations ; on eût dit parfois qu’il pleu-rait, ou du moins sa voix était bien troublée.
– Adieu, mon pauvre logis, que j’avais rempli de tous mes souvenirs de parents et d’amis ! Adieu, mes vieux pots, mes vieux livres, ces vieux meubles tout vermoulus que j’ai recueillis dans les fermes, et mon gros pavillon neuf aux cheminées de pierre, dont j’étais si fier, et mes massifs d’arbustes, et mes haies, et mes tilleuls que j’avais plantés et qui étaient de l’âge de mes enfants, et ces plates-bandes de fraisiers qui les régalaient ! Adieu tout cela, adieu tous les bra-ves gens de ce bas monde que j’ai connus et aimés d’un bon coeur jeune ! Mes amis, mes amis, coupez, coupez vos poutres, sciez vos arbres ; vous avez cinq heures, vous avez quatre heures ; courez au boulanger ! Hélas ! mon Dieu, quel désastre ! – Il fondait en larmes ; enfin, il rentra au soleil levant.
Le soleil, jamais il n’avait été plus brûlant ni le ciel plus bleu ; dès huit heures, on ne pouvait plus tenir dans le jardin ; et savez-vous où était monsieur ? Il cuisait depuis le matin sur la ter-rasse du belvédère, sur le toit plat du pavillon neuf ; il y avait de quoi gagner dix coups de so-leil, dix fièvres cérébrales. Vers onze heures, – je faisais semblant d’apprêter le déjeuner, mais je vous jure que je n’avais guère les yeux dans ma casserole, – on aperçut au-dessus de l’église un petit nuage grand comme la main, et puis le petit nuage disparut. Un second, plus large, se montra sur le coup de midi ; les canards recommencèrent à chanter ; tout le monde avait mal aux nerfs, on ne respirait point. Un autre nuage plus gros se forma ; il s’avança vers le soleil, il le cacha, la lum…..
Le mot fut coupé par un sifflement lointain, suivi d’un flic, flac, floc et d’une lueur colorée. Toutes les têtes, comme par un ressort se tournèrent vers le champ de foire ; un aaah ! pro-longé sortit de toutes les poitrines.
C’était le feu d’artifice !
Les trois gerbes d’étoiles de cette première fusée retombaient, de trois côtés différents, rouge, argentée, violette.
Tous les yeux étaient braqués, toutes les bouches ouvertes. On attendait, le coeur battant, une nouvelle pièce, une vraie pièce d’artifice, et ce ne furent d’abord qu’une seconde, puis une troisième fusée un tantinet différentes en couleurs de la première, mais non pas plus brillan-tes.
Enfin, un hourra s’élève du champ de foire, une demi-lueur éclaire les masses des spectateurs et les jeunes hêtres de la promenade ; mais, quel malheur ! rien n’arrive jusqu’aux pauvres curieux de Saint-Santin. Ils se haussaient en vain sur leurs ergots : la haie de la route neuve empêchait de voir ce pétillant soleil qui tournait à hauteur d’homme et ne tardait pas à s’éteindre aux grands cris des gamins.
Heureux les gendarmes ! Combien de gens à Saint-Santin, et même ceux qui étaient au troi-sième rang sur le champ de foire, se disaient dans cet instant-là, au fond du coeur : Je donne-rais toute ma part des châtaignes de la Saint-Simon prochaine pour être, à l’heure qu’il est, à l’une des fenêtres de la gendarmerie. C’est de là qu’on ne perd rien ! C’est là qu’on est bien assis sur de bonnes chaises !
Vous dire au juste combien on tira de pétards, de fusées, d’artichauts, de soleils, de marrons, de chandelles romaines, je ne le pourrais en vérité pas ; chacun était bien trop transporté de plaisir pour les compter à ce moment-là. M. le secrétaire de la mairie, qui en a vu et qui en a même payé la note, prétend qu’il y en avait soixante et quelques pour le moins. Ce qu’il y a de certain, c’est que cela ne parut long à personne. Une fusée succédait à une autre fusée : pif, paf, des détonations comme les coups de canon de la mairie les jours de fête. Enfin, on n’avait pas eu le temps de se reconnaître, et l’on était bien loin de l’attendre encore, voilà tout d’un coup le bouquet, un volcan, un brasier d’enfer, la gerbe épouvantable, qui monte jusqu’au ciel, avec ses petillements de cent mille pétards, et qui de ses reflets illumine toute la ville, tout le pays, toute la forêt. Les cris de la foule entière l’accompagnaient ; les petits enfants se blot-tissaient dans les tabliers des bonnes, les bonnes se serraient les unes contre les autres ; Delphine se cachait derrière un sapin, et déjà la gerbe allait baissant et s’éteignant ; quelques fusées paresseuses la rallumaient un peu à travers les tourbillons de fumée roussâtre ; puis elle languissait et palissait et s’effaçait : deux ou trois fusées encore, et tout s’éteignait, et la nuit retombait épaisse sur la foule qui remontait avec des cris vers les lanternes et verres de couleur de Saint-Sauveur et des promenades.
Alors les hôtes de Saint-Santin s’écoulèrent doucement, eux aussi, vers les illuminations, et les enfants vers leurs lits et leurs berceaux, dont ils avaient furieusement besoin ; et je suis sûr que leur fatigue était si grande, qu’il ne fut pas plus question, dans leurs sommes, de contes et de ballons que de feux d’artifice.