Conte de Je-anne-Marie Leprince de Beaumont
IL y avait une fois un homme qui n’avait pour tout bien qu’une pauvre cabane sur le bord d’une petite rivière : il gagnait sa vie à pêcher du poisson ; mais comme il n’y en avait guère dans cette rivière, il ne gagnait pas grand-chose, et ne vivait presque que de pain et d’eau. Ce-pendant il était content dans sa pauvreté, parce qu’il ne souhaitait rien que ce qu’il avait. Un jour, il lui prit fantaisie de voir la ville, et il résolut d’y aller le lendemain. Comme il pensait à faire ce voyage, il rencontra un voyageur qui lui demanda s’il y avait bien loin jusqu’à un villa-ge, pour trouver une maison où il pût coucher. Il y a douze milles, répondit le pêcheur, et il est bien tard ; si vous voulez passer la nuit dans ma cabane, je vous l’offre de bon cœur. Le vo-yageur accepta sa proposition, et le pêcheur, qui voulait le régaler, alluma du feu, pour faire cui-re quelques petits poissons. Pendant qu’il apprêtait le souper, il chantait, il riait et paraissait de fort bonne humeur. Que vous êtes heureux ! lui dit son hôte, de pouvoir vous divertir : je don-nerais tout ce que je possède au monde, pour être aussi gai que vous. Et qui vous en empêche ? dit le pêcheur, ma joie ne me coûte rien, et je n’ai jamais eu sujet d’être triste. Est-ce que vous avez quelque grand chagrin, qui ne vous permet pas de vous réjouir ? Hélas, reprit le voyageur, tout le monde me croit le plus heureux des hommes. J’étais marchand, et je gagnais de grands biens ; mais je n’avais pas un moment de repos. Je craignais toujours qu’on ne me fît banque-route ; que mes marchandises ne se gâtâssent ; que les vaisseaux que j’avais sur la mer, ne fis-sent naufrage ; ainsi, j’ai quitté le commerce pour essayer d’être plus tranquille, et j’ai acheté une charge chez le roi. D’abord, j’ai eu le bonheur de plaire au prince, je suis devenu son favori, et je croyais que j’allais être content ; mais je connus bientôt que j’étais plus esclave du prince, que son favori. Il fallait renoncer à tout moment à mes inclinations, pour suivre les siennes. Il aimait la chasse et moi le repos ; cependant, j’étais obligé de courir avec lui les bois toute la journée : je revenais au palais, bien fatigué, et avec une grande envie de me coucher. Point du tout, la maît-resse du roi donnait un bal, un festin ; on me faisait l’honneur de m’en prier pour faire sa cour au roi : j’y allais en enrageant ; mais l’amitié du prince me consolait un peu. Il y a environ quin-ze jours qu’il s’est avisé de parler d’un air d’amitié à un des seigneurs de sa cour, il lui a donné deux commissions, et a dit qu’il le croyait un fort honnête homme. Dès ce moment, j’ai bien vu que j’étais perdu, et j’ai passé plusieurs nuits sans dormir. Mais, dit le pêcheur, en interrompant son hôte, est-ce que le roi vous faisait mauvais visage, et ne vous aimait plus ? Pardonnez-moi, répondit cet homme, le roi me faisait plus d’amitié qu’à l’ordinaire ; mais pensez donc qu’il ne m’aimait plus tout seul, et que tout le monde disait que ce seigneur allait devenir un second fa-vori. Vous sentez bien que cela est insupportable, aussi ai-je manqué mourir de chagrin. Je me retirai hier au soir dans ma chambre, tout triste ; et, quand je fus seul, je me mis à pleurer. Tout d’un coup, je vis un grand homme, d’une physionomie fort agréable, qui me dit : Azaël, j’ai pitié de ta misère, veux-tu devenir tranquille, renonce à l’amour des richesses et au désir des honneurs ? Hélas ! seigneur, ai-je dit à cet homme, je le souhaiterais de tout mon cœur ; mais comment y réussir ? Quitte la cour, m’a-t-il dit, et marche pendant deux jours par le premier chemin qui s’offrira à ta vue : la folie d’un homme te prépare un spectacle capable de te guérir pour jamais de l’ambition. Quand tu auras marché pendant deux jours, reviens sur tes pas, et crois fermement qu’il ne tiendra qu’à toi de vivre gai et tranquille. J’ai déjà marché un jour entier pour obéir à cet homme, et je marcherai encore demain ; mais j’ai bien de la peine à espérer le repos qu’il m’a promis.
Le pêcheur ayant écouté cette histoire, ne pût s’empêcher d’admirer la folie de cet ambi-tieux, qui faisait dépendre son bonheur des regards et des paroles du prince. Je serai charmé de vous revoir, et d’apprendre votre guérison, dit-il au voyageur : achevez votre voyage, et dans deux jours revenez dans ma cabane ; je vais voyager aussi ; je n’ai jamais été à la ville, et je m’imagine que je me divertirai beaucoup de tout le tracas qu’il doit y avoir. Vous avez là une mauvaise pensée, dit le voyageur : puisque vous êtes heureux à présent, pourquoi cherchez-vous à vous rendre misérable ? Votre cabane vous paraît suffisante aujourd’hui mais quand vous aurez vu les palais des grands, elle vous paraîtra bien petite et bien chétive. Vous êtes con-tent de votre habit, parce qu’il vous couvre ; mais il vous fera mal au cœur, quand vous aurez examiné les superbes vêtements des riches. Monsieur, dit le pêcheur à son hôte, vous parlez comme un livre, servez-vous de ces belles raisons pour apprendre à ne vous pas fâcher quand on regarde les autres, ou qu’on leur parle. Le monde est plein de ces gens qui conseillent les autres, pendant qu’ils ne peuvent se gouverner eux-mêmes. Le voyageur ne répliqua rien, parce qu’il n’est pas honnête de contredire les gens dans leur maison, et le lendemain il continua son voyage, pendant que le pêcheur commençait le sien. Au bout de deux jours, le voyageur Azaël, qui n’avait rien rencontré d’extraordinaire, revint à la cabane. Il trouva le pêcheur assis devant sa porte, la tête appuyée dans sa main, et les yeux fixés contre terre. À quoi pensez-vous ? lui de-manda Azaël. Je pense que je suis fort malheureux, répondit le pêcheur. Qu’est-ce que j’ai fait à Dieu pour m’avoir rendu si pauvre pendant qu’il y a une si grande quantité d’hommes si riches et si contens ? Dans le moment, cet homme qui avait commandé à Azaël de marcher pendant deux jours, et qui était un ange, parut. Pourquoi n’as-tu pas suivi les conseils d’Azaël ? dit-il au pêcheur. La vue des magnificences de la ville a fait naître chez toi l’avarice et l’ambition ; elles en ont chassé la joie et la paix. Modère tes désirs, et tu retrouveras ces précieux avantages. Cela vous est bien aisé à dire, reprit le pêcheur ; mais cela ne m’est pas possible, et je sens que je serai toujours malheureux, à moins qu’il ne plaise à Dieu de changer ma situation. Ce serait pour ta perte, lui dit l’ange. Crois-moi, ne souhaite que ce que tu as. Vous avez beau parler, rep-rit le pêcheur, vous ne m’empêcherez pas de souhaiter une autre situation. Dieu exauce quelquefois les vœux de l’ambitieux, répondit l’ange ; mais c’est dans sa colère, et pour le pu-nir. Et que vous importe, dit le pêcheur. S’il ne tenait qu’à souhaiter, je ne m’embarrasserais guère de vos menaces. Puisque tu veux te perdre, dit l’ange, j’y consens : tu peux souhaiter trois choses ; Dieu te les accordera. Le pêcheur transporté de joie, souhaita que sa cabane fût changée en un palais magnifique, et aussitôt son souhait fut accompli. Le pêcheur, après avoir admiré ce palais, souhaita que la petite rivière qui était devant sa porte, fût changée en une grande mer, et aussitôt son souhait fut accompli. Il lui en restait un troisième à faire ; il y rêva quelque temps, et ensuite il souhaita que la petite barque fût changée en un vaisseau superbe, chargé d’or et de diamans : aussitôt qu’il vit le vaisseau, il y courut pour admirer les richesses dont il était devenu le maître ; mais à peine y fut-il entré, qu’il s’éleva un grand orage. Le pêcheur voulut revenir au rivage et descendre à terre, mais il n’y avait pas moyen. Ce fut alors qu’il maudit son ambition : regrets inutiles, la mer l’engloutit avec toutes ses richesses, et l’ange dit à Azaël : que cet exemp-le te rende sage. La fin de cet homme est presque toujours celle de l’ambitieux. La cour où tu vis présentement, est une mer fameuse par les naufrages et les tempêtes : pendant que tu le peux encore, gagne le rivage ; tu le souhaiteras un jour sans pouvoir y parvenir. Azaël effrayé promit d’obéir à l’ange, et lui tint parole. Il quitta la cour, et vint demeurer à la campagne, où il se maria avec une fille qui avait plus de vertu que de beauté et de fortune. Au lieu de chercher à augmen-ter ses grandes richesses, il ne s’appliqua plus qu’à en jouir avec modération, et à en distribuer le superflu aux pauvres. Il se vit alors heureux et content, et il ne passa aucun jour sans remer-cier Dieu de l’avoir guéri de l’avarice et de l’ambition, qui avaient jusqu’alors empoisonné tout le bonheur de sa vie.