La grand’tante nous parlait parfois, en énumérant nos alliances, de certains parents éloignés, oh ! très éloignés, lesquels étaient de vieille noblesse : « Nos cousins de Pépézuc », disait-elle ; et il fallait voir la bonne dame se rengorger.

Je demandais un jour : — Pourquoi les Pépézuc ne se montrent-ils jamais ? La grand’tante répondit : — Ils sont fiers et pauvres !

Fils d’artisan, petit-fils de paysan, ce noble cousinage me flattait. Faire visite aux Pépézuc devint le rêve de mon enfance. Malheureusement, les Pépézuc habitaient au diable, par delà dix vallons, sur des versants rocheux, dans un de ces maigres biens de montagne qu’on voit à moitié chemin des nuages, parmi les lavandes grises et les pierrailles, se détacher en vert quand le seigle verdit, en jaune quand le seigle se dore, avec un petit point blanc, qui est la maison, au milieu.

Un jour pourtant, prenant courage, je me décidai à aller surprendre les Pépézuc dans leur asile héréditaire.

Quatre heures de marche, et par quels sentiers !

Mais l’orgueil me soutenait. Puis j’étais rhétoricien, le cerveau peuplé d’amoureuses chimères. Qui sait ? il y avait peut-être là-haut des filles, châtelaines languissantes et frêles : je n’hésitais pas, j’en épousais une et je redorais le vieux blason.

Enfin, j’arrive. Au premier aspect, le manoir des Pépézuc m’étonne un peu. Rien de ce que j’avais rêvé : ni fossés moussus, ni tourelles croulantes, et pas d’écusson au portail. Une sorte d’écurie coiffée d’un grenier ! Le tout en cailloux noirs agglutinés dans du mortier plus noir encore, et se rapprochant assez, par la couleur et l’apparence, d’un fort morceau de nougat trop cuit. Au lieu de vitres, du papier huilé avec des traces d’écriture. La porte du bas grande ouverte et se balançant sur un seul gond.

On entrait là comme chez soi : ô simplicité des vieux âges !

Dedans, tout était noir aussi, sauf des trous au plafond, nombreux et brillants comme des étoiles, et un vif rayon de soleil qui, enfilant l’étroite porte, traversait la pièce en coup de sabre et allait s’écraser contre la muraille du fond. Mais ces trous d’or et ce rayon rendaient plus sombres les coins sombres. Une poule étique grattait le sol en coquetant, des mouches innombrables dansaient et bourdonnaient dans le rayon, une marmite en fer précipitait ses glouglous sous la cheminée. Mais ces bruits vagues semblaient rendre plus sensible le silence.

Soudain une voix masculine et forte, d’un timbre étrange, me fit tressaillir. La voix avait dit : «  — Hé ! brave homme… » Je regarde dans tous les coins. Un lit sans drap, un escabeau cassé, une table boiteuse, et personne. « Brave homme ! » répéta la voix qui me parut venir d’en haut. Alors seulement, regardant mieux, j’entrevis dans l’ombre un paquet de linge accroché au mur.

C’était le paquet qui m’adressait ainsi la parole !

Cependant le paquet continuait : «  — J’ai faim ; la cuiller est au clou, la soupe sur les cendres. » Un peu interloqué, je pris la cuiller et la soupe, et, m’étant approché prudemment, j’aperçus un monstre à tête énorme emmaillotté jusqu’au cou et pendu par le dos à un long crochet qui, en des temps plus heureux, avait dû servir de support à la panetière. Le monstre se taisait maintenant, fermant les yeux, ouvrant la gueule. J’enfournai là dedans la soupe à grands coups de cuiller. Tout disparut en un instant.

Quand ce fut fini, on s’expliqua : Horreur ! ce monstre n’était ni plus ni moins que ma propre cousine, l’unique et dernière descendante des Pépézuc ! Elle avait douze ans, des instincts volages, et Pépézuc père avait inventé cette méthode ingénieuse de l’accrocher ainsi pour l’empêcher d’aller courir.

«  — Et pourquoi t’emmaillote-t-il les bras ? »

«  — Parce que, quand il ne me les emmaillotte pas, je me décroche ! »

Pépézuc père, parti avant l’aube ce jour-là pour surprendre un lièvre, n’était pas encore revenu.

«  — Si vous voulez le voir, vous le trouverez du côté du vallon, où est le noyer creux, tout près d’un rocher. »

La cousine était bizarre, d’une éducation négligée ; je mis donc de côté tout rêve d’amour et ne jugeai pas à propos de prolonger le tête-à-tête. — Allons, me dis-je, allons voir Pépézuc père ; il aime la chasse, ce qui est d’un gentilhomme ! Je me le figurais par avance un peu original, un peu sauvage, mais vaillant et doux, comme il convient au dernier débris d’une noble race.

Elle était jolie, la noble race !

Je trouvai Pépézuc chassant, mais chassant sans meute ni fusil et d’une façon pas du tout seigneuriale. Il était couché le nez dans l’herbe, à plat ventre et les bras en croix. De temps en temps, il tressautait avec des contorsions singulières. M’entendant marcher, il me héla : — « Hé, monsieur, arrivez m’aider, arrivez ! la bête m’échappe. — Quelle bête ? — Un lièvre, monsieur ! un lièvre grand comme un petit âne. Je le guettais depuis un mois ; ce matin, je l’ai pris au gîte, quand il dormait encore, en me laissant tomber dessus. — Et vous êtes là depuis l’aube ? — Oui, j’attendais que quelqu’un passât. »

A deux nous nous emparâmes du lièvre. Sans être gros comme un petit âne, il me sembla de taille raisonnable. Le descendant des Pépézuc voulait me le vendre sept francs.

Je rentrai chez nous humilié, tout meurtri de cette lourde chute du haut d’un arbre généalogique.

Et pendant plus d’un an, ajouta en manière de conclusion l’ami qui nous racontait cette histoire, pendant plus d’un an, je me sentis devenir rouge jusqu’au blanc des yeux, toutes les fois que la grand’tante, se rengorgeant sous ses anglaises, faisait quelque allusion discrète à nos lointaines alliances, et aux bons cousins de Pépézuc — pauvres et fiers !