DU ROSE
Conte
Alphonse Allais
Une vraie journée de printemps !
Et chacun sait que, fin mars, ou commencement avril, les journées de printemps se font de plus en plus rares.
C’est à croire, dit ma concierge, que les saisons sont chavirées depuis quelque temps.
Que faire un lundi de Pâques, quand il fait beau, si ce n’est aller à la Foire au pain d’épice ?
J’aime la Foire au pain d’épice, même par les pluies les plus antédiluviennes, comme dit Jean Floux, à plus forte raison quand il fait beau.
Le mobile de ce fanatisme est resté longtemps inexpliqué dans mon cœur.
Qu’aimais-je le plus ? Était-ce la contemplation muette ou animée des dames colosses ? les sollicitations jamais lasses des photographes ? le boniment plein de tact de la dame en marquis Louis XV de chez Cocherie ? les petits chevaux de mon ami Ferdinand Corvi ? la famille Legois ?
Qu’était-ce, mon Dieu, qu’était-ce ?
Maintenant je sais, et j’en suis ravi.
Ce qui m’attire à la Foire au pain d’épice, souriez, ô gens supérieurs ! c’est la musique.
Oui, la musique !
Non pas la musique de tel ou tel orchestre, de tel ou tel orgue, non… la musique, la grande harmonie qui se dégage de ce formidable ensemble et qui me pénètre, et qui me tro-uble, et qui me transporte en des au-delà.
Musique de la Foire au pain d’épice, à tout jamais soit bénie ! tu me transportes en des au-delà.
Et si jamais je deviens riche, ce qui ne peut beaucoup tarder, étant donnée l’immense fortune de ma nouvelle maîtresse, je ferai l’acquisition d’un parc, d’un grand parc, avec des arbres centenaires (s’il n’y en a pas, j’en planterai).
Dans les avenues, j’installerai des orchestres amenés à grands frais de la Thuringe, du Palatinat et de Puteaux.
Je paierai au poids de l’or des hommes qui sonneront des cloches, vibreront dans des clairons et trompettes, feront ronfler jusqu’à l’hyperbole les orgues les plus mécaniques.
D’autres hommes et même des femmes auront pour mission de pousser des exclama-tions enrouées et tenaces.
Au loin, dans le noir des bois, des soufflets arrachés aux tramways parisiens, ou copiés sur eux, diront leurs lamentations obstinées, cependant que des carabines de salon péteront sec en toute cette joie de l’oreille.
Et moi, moi seul, je me promènerai dans ce tumulte chéri, et j’aurai des envies de me mettre tout nu.
Telles étaient mes réflexions, lundi soir, quand je montai sur l’impériale du tramway La Villette-Place de la Nation.
Je me trouvais placé entre un jeune voyou et une petite fille d’une demi-douzaine d’années.
Le voyou appartenait à cette population flottante d’adolescents que les documentaires appellent volontiers mectons.
Le mecton se rencontre principalement sur quelques boulevards extérieurs mal hantés.
D’aucuns sont apportés, grâce au flux de la marée sociale, jusque sur le banc de la cor-rectionnelle.
Quelques-uns, des ambitieux, vont échouer sur la sellette de la cour d’assises.
Mon petit mecton de lundi dernier était un beau petit mecton à peine au sortir de l’enfance.
Sa casquette s’enfonçait trop sur sa tête, ses pantalons avaient les bords un peu larges.
Son tricot, rayé en large, ne sortait pas de la Chemiserie spéciale du boulevard de Sébastopol.
Un bout de cigarette éteint traînait depuis trop longtemps sur sa lèvre inférieure.
Ce mecton manquait de tenue et peut-être même de sens moral, mais n’empêche que c’était un joli petit mecton.
Il emportait, souvenir de la place du Trône, un cochon en pain d’épice et une représenta-tion en même substance de notre brav’ général Boulanger.
Le cochon était un simple cochon, naïf de formes et non historié.
Notre brav’ général Boulanger, lui, affectait des prétentions à l’art décoratif et compliqué.
Des lignes en sucre polychrome (dont le seul aspect m’inspirait les plus vives coliques) marquaient les grades et les décorations de l’ancien commandant du 13e corps.
Le mecton et moi nous fûmes vite amis.
— Voyez-vous, me dit-il, le cochon c’est pour moi ; le général c’est pour Fanny.
La suite de la conversation m’apprit que cette Fanny, la bonne amie du mecton, faisait métier de ses charmes et que le mecton n’était pas complètement étranger aux bénéfices de cette industrie.
Fanny éprouvait une véritable passion pour Ernest Boulanger et avait chargé son ami de lui apporter un portrait de son idole, le plus beau qu’il pourrait trouver.
Pendant cette entrée en matière, le tramway, après une longue attente, s’ébranlait.
Connaissez-vous le boulevard de Charonne ?
Non ? eh bien ! continuez.
Le boulevard de Charonne est garni, en grande partie, au moins sur un côté, d’une foule de maisons significativement closes.
La petite fille à côté de moi parut vivement intriguée par cette architecture spéciale.
— Maman, fit-elle, dis-moi donc ce que c’est que ces drôles de maisons avec les volets fermés et des si gros numéros ?
Je n’entendis pas la réponse de la maman, mais voici ce que je vis :
Le petit mecton, à la question de la fillette, me regarda, fit un oh ! d’effarement et de can-deur, et… il rougit jusqu’au blanc des yeux.
Brave petit mecton, grandis si Dieu te prête vie ; sois aimé pour tes beaux yeux ; dévali-se les filles ; tue, pour des sommes dérisoires, les passants attardés ; tue les miens ; tue-moi, moi-même.
Je te pardonnerai.
Et si Dieu a pour deux sous de tact, c’est à sa droite qu’il te recevra, pour cet instant d’exquise pudeur rose que tu eus dans ta vie, boulevard de Charonne.