Jean l’Hébété
Conte de Adolphe Orain
I
Il y avait une fois une bonne femme qui était bien à plaindre. Elle n’avait qu’un fils qui lui causait toutes sortes d’afflictions. Le pauvre gars n’était cependant pas méchant, il aimait sa mère de tout son cœur ; mais il n’avait pas de cervelle, à ce qu’on disait dans le village, ce qui le rendait tout imbécile. On ne pouvait lui confier aucun travail, ni même le charger d’aucune commission, car il faisait tout en dépit du bon sens. Des histoires plus surprenantes les unes que les autres étaient débitées sur son compte. Ainsi, un jour sa mère lui dit :
— Jean, il y a longtemps que les roues du tombereau sont à ferrer chez le charron ; elles doivent être prêtes et tu ferais bien d’aller les crir (2).
— Oui, monman, répondit-il.
Il alla chercher les roues et au lieu de les pousser devant lui, il les chargea sur son dos. Lorsqu’il revint à la maison, bien qu’il fût fort comme un turc, il était exténué de fatigue et la sueur ruisselait sur son visage.
— Pauvre innocent ! lui dit sa mère, tu n’avais qu’à prendre une corde et l’attacher à l’essieu qui réunit les deux roues, tu les aurais ainsi traînées sans aucune espèce de fatigue.
— Je le ferai la prochaine fois.
Or, à quelque temps de là, sa mère le chargea d’une autre commission.
— J’ai prié le boucher, lui dit-elle, de me garder un quartier de bœuf pour les ouvriers qui doivent venir demain faire la moisson, va donc voir s’il a pensé à moi.
Jean prit une grosse corde et partit.
Il attacha le quartier de bœuf et le traîna derrière lui dans la boue et la poussière, sans vouloir écouter les observations que lui firent le boucher et les personnes qui le rencontrèrent.
Quand sa mère le vit, elle s’écria:
— Malheureux, qu’as-tu fait? ma viande est perdue!
— Dame! tu m’avais dit l’autre jour que si j’avais traîné les roues au lieu de les porter, je ne me serais pas fatigué, je l’ons fait pour la viande..
— Tu aurais dû, ajouta la bonne femme, prendre un sac, couper le quartier de bœuf en deux et le mettre dedans.
— J’saurai ben, une autre fa.
L’infortunée mère espérait toujours que son fils se déniaiserait un peu, et finirait par lui rendre quelques services ; aussi de temps en temps lui donnait-elle de nouvelles commissions à faire.
Un jour elle l’envoya acheter un van pour nettoyer le grain. Jean prit un sac, s’en alla chez un vannier, acheta l’objet en question, le coupa en deux et le mit dans son sac.
Sa mère désolée lui dit:
— Mais malheureux, ce van ne pourra jamais être raccommodé. Si tu tenais absolument à le mettre dans ton sac, il suffisait de lui couper les oreilles, c’est-à-dire les anses, que l’on aurait pu faire remettre par le premier fabricant de paniers venu.
— Ah ! dame ! Je n’savions point, répondit Jean l’Hébété. J’croyons qu’c’était comme pour la viande.
Enfin comme Jean aimait les chevaux et les soignait passablement, sa mère l’envoya à la foire pour acheter un cheval de trait.
L’innocent eut assez bon goût et fit un bon marché. Mais aussitôt qu’il eut acheté l’animal il lui coupa les oreilles et le ramena ainsi mutilé à la maison.
Comme il était tard, la bonne femme ne se dérangea pas ; seulement le lendemain matin, au point du jour, elle se rendit dans l’écurie et trouva le cheval crevé et allongé dans une mare de sang.
— Qu’as-tu encore fait ? dit-elle à son fils.
— Ma foi, répondit le gars, je trouvais que ce cheval avait les oreilles trop longues et je les ai coupées, pensant qu’on pourrait toujours lui en faire mettre d’autres par le premier marchand de paniers venu.
La pauvre mère aurait bien pleuré de rage en présence de ce nouveau malheur. Hélas ! qu’y faire ? il n’y avait même rien à dire, l’imbécile n’en était pas cause.
II
Lorsque Jean atteignit l’âge de se marier, sa mère, qui était alors très vieille, songea à l’établir, afin de laisser après elle quelqu’un pour veiller sur lui.
La bonne femme jeta les regards sur une jeune fille du village, douce, bonne, pieuse, mais si pauvre qu’elle était dans la misère la plus profonde. Elle était couturière de son état et n’avait que son travail pour faire vivre ses vieux parents.
Comme la mère de Jean possédait outre la maison qu’elle habitait, de beaux biens au soleil, elle pensa, avec juste raison, que poursortir de la situation difficile dans laquelle elle se trouvait, Jelotte (3) — c’était le nom de la jeune fille — consentirait peut-être à épouser son innocent.
En effet, les avances que fit la mère de Jean furent agréées de la couturière et de sa famille qui espérèrent ainsi voir bientôt la misère quitter leur foyer, où elle était assise depuis si longtemps.
Jean dut donc aller faire la cour à sa future.
— Comment vas-tu te présenter ? lui dit sa mère.
— Dame ! quand j’entrerai,
— Bonjour, diront-y.
— Bonjour, dirai ma ; viens senti sava si fille à vous sera femme à ma?
— Ben d’l’honneur nous faire, diront-y.
— L’honneur est devers ma, dirai ma, etc. etc. (4)
Lorsqu’il eut bien répété sa leçon, Jeanl’Hébété se rendit dans la famille de Jelotte où les choses se passèrent selon ses désirs, paraît-il, puisque quelque temps après la noce eut lieu.
Les années s’écoulèrent, et le ménage ne sembla pas trop malheureux.
L’existence de la jeune mariée était cependant assez triste : elle soignait ses parents, surveillait son mari, ne se plaignant jamais, acceptant son sort en femme vraiment vertueuse.
III
Un jour que Jelotte était allée avec Jean se promener sur les bords d’une rivière, ils rencontrèrent une petite vieille, assise sur la rive qui pleurait et se lamentait. Elle tenait en laisse un loup et une chèvre, et avait un chou sur les genoux.
— Qu’avez-vous donc, ma bonne femme ? lui dit Jelotte.
— Oh! je suis bien malheureuse et bien à plaindre, répondit la vieille. La reine des fées, pour me punir d’une indiscrétion, m’a ordonné de passer de l’autre côté de la rivière, isolément, le loup, la chèvre, et le chou que vous voyez. Or, jugez de mon embarras : si je passe le loup en premier, la chèvre va manger le chou. Si au contraire, je commence par le chou, le loup va manger la chèvre. Enfin, si je passe la chèvre d’abord, je serai obligée d’y porter ensuite ou le loup ou la chèvre, et le résultat sera le même. Il existe cependant un moyen ; mais voilà près de deux heures que je le cherche sans pouvoir le découvrir.
— Ne pourrions-nous pas vous aider, dit Jelotte, en empêchant par exemple, la chèvre de manger le chou, pendant que vous passeriez le loup?
— Non, répondit la vieille, je dois être seule à faire la besogne. Seulement vous pouvez m’aider à trouver le moyen de réussir. Et si vous y parvenez, comme je suis fée, vous n’aurez qu’à formuler un vœu et, quel qu’il soit, je l’exaucerai.
Jelotte songea au bonheur qu’elle aurait à faire donner de l’esprit à son innocent et, aussitôt, elle adressa tout bas une fervente prière à la Vierge. Ensuite elle réfléchit comment elle pourrait venir en aide à la fée.
Tout à coup elle s’écria:
— Pouvez-vous rapporter un animal porté sur l’autre rive ?
— Certainement, répondit la fée.
— Alors, j’ai trouvé ! dit la femme toute joyeuse.
— Comment cela ? reprit la fée vivement intriguée.
— Voici : vous portez premièrement la chèvre. Pendant ce temps le loup ne mangera pas la chou. Puis vous entraînez le loup ; mais vous rapportez la chèvre que vous laisserez alors pour prendre le chou que vous portez près du loup. Enfin la chèvre sera l’objet du quatrième voyage.
— C’est cela ! c’est cela ! dit joyeusement la fée en frappant des mains, en sautant et en riant comme une folle. Quand elle se fut un peu calmée, elle se tourna vers Jelotte en disant :
— Eh bien ! maintenant que désires-tu?
— Que vous donniez de l’esprit à ce pauvre gars qui est mon mari.
La fée toucha aussitôt de sa baguette la figure de l’Hébété qui changea immédiatement d’expression. Ses yeux brillèrent d’un éclat inaccoutumé et il se mit à remercier la fée et sa femme dans les termes les plus convenables, comme si toute sa vie il avait été l’homme le plus aimable du monde.
Il devint aussi spirituel qu’il avait été bête, aussi savant qu’un maître d’école et plus madré qu’un notaire.
Tous les habitants du pays ne firent plus rien sans le consulter, et dans toute sa commune on le considéra comme le personnage le plus important du bourg.
Sa femme et lui furent au comble du bonheur : ils eurent de beaux enfants, doux et bons comme leur mère, et qui eurent suffisament de cervelle pour faire leurs affaires, puisqu’ils sont aujourd’hui les plus riches bourgeois de la contrée.
(Conté par Pierre Brunel, âgé de 66 ans, maréchal-ferrant au bourg de Poligné.)