I
LA VIEILLE MAISON.
Il était presque nuit quand j’arrivai.
Sur les grandes lices silencieuses qui font le tour des remparts, quelques bourgeois se promenaient encore. De temps en temps ils s’arrêtaient, consultaient anxieusement leur montre à breloques et disparaissaient, l’un après l’autre, sous le beau portail à machicoulis de grès rouge, qu’un dernier rayon de soleil éclairait.
Comme à la fin des beaux jours, d’innombrables moineaux (moineau veut dire petit moine) s’égosillaient au milieu des feuilles à réciter leur office du soir.
Je franchis la voûte du portail, et je me mis à marcher à travers les rues de la ville.
Personne…
C’était l’heure du dîner !
Sur une petite place, deux servantes cousaient dans un coin obscur ; on entendait le tintement régulier de la fontaine et le bruit d’une cruche oubliée qui dégoulait l’eau en se balançant.
Le lendemain matin, dès huit heures, je sautais à bas de mon lit d’auberge, et je m’inquiétais de trouver un logement. L’hôtesse m’indiqua tout au bout de la ville, dans un quartier tranquille, « à la porte de la campagne », une maison où, disait-elle, il devait y avoir des chambres à louer.
Imaginez une longue rue déserte, en pente, à côté de l’église, dont les cloches carillonnaient. Çà et là, des murs de jardins avec des lilas et des pêchers qui regardaient par dessus. Un grand perron barrait à moitié la rue. C’était là.
Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant la solide rampe de pierre massive, polie comme le marbre par la culotte des gamins… humble et touchant détail qui me rappelait des glissades lointaines !
Point de sonnette ; il me fallut frapper, selon l’ancienne mode, avec le lourd marteau en fer forgé. Une petite vieille vint ouvrir.
— « Monsieur est le voyageur ? » me dit-elle.
On lui avait apparemment déjà parlé de moi.
La petite vieille devant, moi derrière, nous traversâmes un long corridor frais et silencieux, sonore, éclairé d’un peu de jour qui venait de je ne sais où. Sur les murs, blanchis à la chaux, s’étalaient cinq ou six portraits de famille dont je ne distinguais les traits que vaguement.
J’éprouvais une bizarre sensation : les lices, les remparts, cette vieille maison, toutes ces choses que je n’avais jamais vues, me touchaient comme des choses familières. J’aurais voulu rester là toujours. Il me semblait être revenu dans ma ville natale, mais une ville natale où personne ne me reconnaîtrait.
La petite vieille s’arrêta devant une porte :
— « Entrez, monsieur. »
Je ne voyais rien dans la chambre, car les volets clos ne laissaient passer qu’un mince rayon de soleil par un trou. Seulement je sentais ce léger parfum d’ambre et cette bonne odeur de choses anciennes qui sont comme l’haleine des vieilles maisons.
Je me heurtai, par mégarde, contre un meuble ; un son plaintif s’en échappa, très perceptible au milieu du silence, et les petites paillettes d’or qui montaient et descendaient dans le rayon de soleil se mirent à danser follement.
— « Monsieur, monsieur, cria la vieille, prenez garde à l’épinette ! » Tout en parlant, elle avait poussé les volets. Par la grande croisée, haute comme une porte, un flot de lumière blanche et de soleil se répandit dans toute la chambre, inondant les lourds rideaux drapés, le large lit, le bahut de noyer noir, la cheminée en chêne luisant, les tapisseries à personnages, les fauteuils sans housse, tout un paradis du bon vieux temps où l’on cherchait, oubliés sur un coin de console, la canne à pomme d’argent de monsieur le marquis ou l’éventail pailleté de la petite présidente. De belles dames, le chignon poudré, un bouton de rose à leur fin corsage, me souriaient du haut de leurs cadres ovales ; et, au-dessus de la porte, de petits amours nus, moulés en plâtre, gambadaient parmi des roses, des flûtes et des violons. J’aperçus encore une grande glace à trumeau, et, sous la glace, un clavecin fermé, celui que j’avais heurté en entrant.
— « Monsieur, me disait la petite vieille, vous trouverez peut-être le mobilier un peu fané ; c’est très vieux, mais bien convenable encore. Autrefois, quand nous logions des officiers, mon fils avait voulu tout faire remettre à la mode. Par malheur, à cette époque, un ordre venu de Paris nous enleva la garnison. »
Il en est, paraît-il, des choses comme des femmes. J’ai vu des vieilles comédiennes tout à fait imposantes sous leurs tours de cheveux blancs, et cela m’a aidé à comprendre pourquoi les ameublements au temps de Louis XV, si coquets, si féminins, si frivoles, finissent par prendre après cent ans je ne sais quel air de sainteté vénérable.
Le fait est que je suis ici le plus tranquillement du monde, oubliant Paris et fort à l’abri des tentations.
Le soir, je me joue sur le clavecin un air de menuet ou de brunette, et je feuillette cinq ou six livres bruns, à tranches rouges, que j’ai découverts dans la poussière et les araignées, entre le dessus du bahut et les solives du plafond.
Aussitôt éveillé, je cours sur ma terrasse fumer une cigarette et voir venir le matin ; car j’ai une terrasse, une large terrasse avec des piliers de pierre à l’italienne et une énorme vigne d’au moins cent ans, qui prend racine quinze pieds plus bas, au milieu des figuiers, dans le jardin, et monte faire treille au-dessus de ma tête en se tortillant le long du mur où la retiennent de gros crampons de fer.
Je vois à mes pieds des ruelles étroites, jonchées de buis et de lavande, puis des toits, des remparts, des jardins et, par delà, la Durance dans son lit de cailloux blancs.
Quelquefois, entre les tuiles humides, un chat s’accroupit en guettant des pigeons… Un radeau descend la rivière… ou bien une ronde de petites filles que je ne vois pas chante la chanson naïve :
Garde les abeilles, Jeannette !
Garde les abeilles au pré.
Je me fais l’effet de vivre il y a cent ans.
II
LE CRUCIFIX DE SŒUR NANON.
Il reste encore, hélas ! pas pour longtemps, il reste de ces bourgades provinciales, éloignées des chemins de fer, immobiles et comme endormies derrière leur ceinture de remparts croulants, où, dans l’atmosphère des vieilles choses, les vieilles idées s’éternisent.
C’est dans une bourgade pareille que, tout petit, — peu soucieux de théologie, j’aurais alors donné Jansénius et Molina et saint Augustin par-dessus pour une pochée de noix vertes, — j’eus l’honneur de connaître une bonne demoiselle du temps passé, fort experte en ces difficiles questions de prédestination et de grâce, et qui, malgré pape et Sorbonne, tenait obstinément pour les cinq propositions.
On l’appelait la sœur Nanon ; elle est morte voici longtemps, mais tout le monde dans le pays se souvient d’elle : petite et leste, trottant le long des murs sur ses souliers bronzés à semelles craquantes, vêtue l’été comme l’hiver de la même robe de serge sombre, les yeux bleus et vifs et le visage qui paraissait tout blanc dans l’ombre d’une coiffe à canons.
Sœur Nanon habitait seule rue de la Poterne, ancien ghetto des juifs devenu quartier paysan, fermé à ses deux bouts par des voûtes. Des pans de mur en pierres noircies, tant bien que mal utilisés dans les plâtras de constructions plus récentes, attestaient les persécutions d’autrefois, des pillages, des incendies. Le soleil ne pénétrait guère dans cette rue de la Poterne ; mais, en revanche, du clocher roman de l’église qui, tout voisin, la dominait, les offices et les angelus, les enterrements et les messes y tombaient d’aplomb, bruyamment, en belles notes rondes et lourdes. Pas un ronflement ne s’en perdait.
Affiliée sans doute à quelque vague tiers-ordre, sœur Nanon était fort dévote ; seulement elle l’était à sa façon. Ni congréganiste, ni zélatrice, jamais on ne la voyait prendre part à ces édifiantes parties de campagne où le troupeau sacré des vieilles filles, qui se consolent du mariage par l’amour divin, va, sous la direction d’un jeune vicaire, faire la dînette au printemps et s’attendrir sur les bienfaits du Créateur, en cueillant les cerises nouvelles. Une fois, sœur Nanon, pour une œuvre de charité, avait réuni chez elle quelques artisanes, des ouvrières, des apprenties. Mais le curé s’offusqua de ces conciliabules et finalement les interdit. Le bruit se répandit dès lors que sœur Nanon et les curés ne comprenaient pas la religion de la même manière.
A l’église, sœur Nanon, de temps immémorial, avait choisi sa place dans le coin le plus sombre, loin de l’autel à la mode sur lequel une vierge poupine, neuve et luisante de vernis, souriait au milieu de fleurs en papier d’or, et tout près des grilles d’une chapelle abandonnée où, dans une niche sans crépi, se morfondait un saint maussade. Un jour que nous faisions du bruit à la messe, quelqu’un nous dit : « — Chut ! taisez-vous, la sœur Nanon tombe en extase. » Et nous vîmes cette petite vieille à genoux, les doigts crispés sur son chapelet, faisant les yeux blancs à la voûte.
Quelquefois — ma grand’tante demeurait en face — je regardais par la fenêtre dans la chambrette de sœur Nanon : des murs passés au lait de chaux, les rideaux d’un lit, et, au milieu, sur le plancher de briques soigneusement ciré où se miraient les pieds de sa chaise, sœur Nanon qui méditait et lisait. Un matin, sœur Nanon me dit à travers la rue : « — Petit, si tu veux des pommes, fais le tour par la voûte de la Poterne. » Une minute après, tremblant un peu, mais plein d’une curiosité joyeuse, je grimpais l’escalier propret de sœur Nanon. Sœur Nanon vint m’ouvrir la porte et me choisit deux pommes dans une crédence qui laissa échapper une bonne odeur de fruitier. Moi je regardais de tous mes yeux, et je ne songeais guère aux pommes. Il y avait là sur un guéridon beaucoup de vieux livres à tranches rouges. Aux murs, deux cadres : le portrait d’un monsieur à mine fâchée, coiffé d’un bonnet carré et dont le nom en latin ne m’apprit rien, puis, une gravure représentant des gens en habit de prêtre qui, les uns sciant, les autres tirant sur des cordes, essayaient d’abattre un grand arbre dans les branches duquel, ainsi que des fruits monstrueux, étaient des médaillons avec le portrait d’autres messieurs de mine également fâchée, également coiffés du bonnet carré. Aucun de ces joujoux pieux que j’avais pu admirer chez d’autres dévotes ! Pas de saint Jean-Baptiste en cire vêtu d’une peau de lapin, pas de Jésus frisé sous sa cloche de verre, pas d’images de sainteté avec des roses et des colombes. Rien qu’un grand crucifix penché au-dessus de l’alcôve ! Mais ce crucifix m’effraya. Il avait l’air méchant et dur ; ses bras, au lieu de s’étendre en croix, se dressaient en l’air, presque parallèles, de sorte que ses mains clouées semblaient saigner sur la couronne d’épines.
J’osai demander à sœur Nanon pourquoi son crucifix ne ressemblait pas aux autres. Elle me répondit : « — Ce sont des choses, petit, que maintenant tu ne saurais comprendre. » Pourtant, elle ajouta, se parlant à elle-même : « — Que signifient vos bras étendus comme s’ils voulaient s’ouvrir à l’humanité tout entière ? Les élus sont rares, avare est la Grâce, le Christ ne mourut pas pour tous ! »
Je ne m’expliquai pas bien les paroles de sœur Nanon.
Quelques années plus tard, nous revenions de son enterrement ; l’aumônier du collège, à qui je racontais cette histoire de crucifix, nous dit : « — Enfants, Dieu vous préserve de ressembler à sœur Nanon…
— Mais sœur Nanon vivait comme une sainte…
— Sœur Nanon brûle aux flammes d’enfer, sœur Nanon était janséniste ! »
III
LE SAINT DES ROUGES.
Étonnant, ce Midi !
J’entre ce matin chez mon nouvel ami Cougourdan, notaire ! mais notaire d’opinions avancées et qui s’était fait le plus grand tort pour avoir installé, dès le 4 septembre, un buste de la Déesse (c’est ainsi que nous nommons la République, nous autres païens de Provence), en pleine étude, sur la cheminée. Buste peu subversif, du reste, sans bonnet phrygien, et simplement couronné de rayons.
A l’apparition du buste dans l’étude, quelques clients retirèrent leurs dossiers… Des personnes de la noblesse !
Cougourdan ne s’effraya point. Il acheta un second buste, couronné d’épis cette fois ! et, se trouvant en posséder deux, il les plaça chacun à un coin de la cheminée, avec goût, pour faire pendant.
Quelques dossiers partirent encore.
Ferme dans ses idées, Cougourdan se procura un troisième buste, avec le bonnet phrygien celui-là ! et lui ayant construit un piédestal de quelques livres de droit superposés, il le planta courageusement au beau milieu, entre les deux autres.
A partir de ce moment, comme les clients avaient fini de retirer leurs dossiers, mon ami Cougourdan cessa de collectionner des déesses.
Donc, ce matin, chez mon nouvel ami Cougourdan, ayant regardé de près les divers objets d’art qui, en outre des bustes, décoraient l’étude, je ne pus m’empêcher d’être fort étonné.
Au-dessus de la plus haute des trois déesses, frôlant la pointe du bonnet phrygien de sa marge, une gravure était clouée sur le mur. Moins qu’une gravure, une image ! une de ces planches de poirier taillées à coups de serpe à Toulouse, dont la violence et le goût barbare heurtent les délicatesses bourgeoises, mais qui, par leurs couleurs brutales et vives comme la lumière, leurs traits rudes comme un coup de soc, se font comprendre des imaginations paysannes.
Cette image représentait une sorte d’évêque en robe longue, portant la crosse, coiffé de la mitre, et auréolé d’un nimbe d’or. Tout autour, plaqués de pourpre et de vert cru, s’élançaient des pampres et retombaient des grappes.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? m’écriai-je.
— C’est saint Vincent, fit Cougourdan.
— Comment ? saint Vincent !
— Oui, saint Vincent, le saint des Rouges.
Car, je ne m’en doutais pas, mais je l’appris ! dans le Midi, ce Midi terrible, les Rouges eux-mêmes avaient leur saint.
Un saint estimé, respecté, ami des libertés et du peuple, que les membres du cercle Garibaldi allaient dévotement, une fois l’an, prendre à l’église, la messe entendue, pour le porter à l’ermitage. Taillé dans un cep de vigne centenaire et tout enguirlandé de raisins nouveaux, le bon saint parcourait les rues, puis les champs, oscillant sur quatre robustes épaules. Et c’était plaisir de voir ces mécréants, républicains à longue barbe qui laissaient passer méchamment, entre le pantalon et le gilet, une large bande de taïole écarlate, monter la côte raboteuse, dans les cailloux coupants et les lavandes sèches, fiers de porter leur saint Vincent au milieu des hymnes en latin et des patenôtres ecclésiastiques. Car le vieux curé du village accompagnait le saint et chantait. Il rechignait bien un peu, mais il chantait : c’est l’esprit de l’Église !
Le jour de la Saint-Vincent, par exemple, et même quand la fête tombait un dimanche, les Blancs du village faisaient grève. Tout le monde aux champs, l’église vide ; plutôt le péché et la damnation que de fêter un saint qui pactise avec l’infâme République ! Plus d’une fois même, tandis que le cortège défilait en bel ordre, des figues molles arrivant on ne sait d’où et des tomates tombées du ciel étaient venues religieusement s’écraser sur la robe d’or du saint des Rouges.
De là des querelles, des batailles. A chaque Saint-Vincent nouvelle, le village s’ensanglantait. La Providence, par bonheur, est venue arranger les choses.
Le vieux curé meurt, un jeune le remplace : fleurant à plein nez le séminaire, jaune comme un cierge, aigre comme le vin de la Passion, qui du premier coup veut tout réformer. Des gens prudents lui parlent du saint des Rouges, l’avertissent ; il n’écoute pas.
Et le jour de la Saint-Vincent, voyant rassemblés autour de lui, respectueux et tête nue, tous les réfractaires de sa paroisse, il ne peut résister à l’envie de les régaler d’un sermon. Il les exhorte, il les chapitre, il leur parle d’Henri V, du pape, et du bon Dieu par occasion. Si bien que le plus ancien, perdant patience :
— Monsieur le curé, il y a erreur ! Nous sommes ici pour saint Vincent tout seul, pas pour Dieu ni pour d’autres.
Le curé se fâcha, et la procession n’eut pas lieu.
Si bien que, depuis ce jour-là, l’antique cep de vigne moisit délaissé au coin le plus noir de la sacristie et que les Rouges n’ont plus de saint dans la ville où mon ami Cougourdan est notaire.
Étonnant, n’est-ce pas ? ce Midi !
IV
DRÔLES DE PÉNITENTS.
J’ai rencontré, pas plus tard qu’hier, une procession de pénitents, de pénitents blancs, je vous le jure ! Il est vrai que c’est dans un pays où les Rouges eux-mêmes ont un saint à eux. Sanglés de cordons, masqués de cagoules, ils descendaient sur deux rangs, une raide côte. En tête marchait le doyen manœuvrant un bâton énorme, lourdement sculpté, lourdement doré, que surmontait en guise de pomme une sorte de chapelle à jour. Puis venait un grand Christ à barbe noire, porté par un frère, pieds nus. A droite et à gauche, deux autres frères balançaient au haut de longs manches taillés en fourche deux monumentales lanternes, de forme somptueuse et barbare, en fer-blanc découpé et repoussé, avec des cires qui brûlaient pâles, allumées ainsi en plein soleil.
Quoique peu pénitent moi-même j’eus toujours un faible pour les pénitents, les blancs surtout ! Ils me rappellent une enfance relativement religieuse et ces heureux jours où nous nous cachions, quelques galopins et moi, aux coins sombres des vieilles rues, pour chanter en écho à leurs psalmodies latines ce répons irrévérencieux : — « Pénitent blanc — Qui vas devant, — Tu dérobas le dinde… — Pénitent gris, — Toi qui me vis, — N’en parle pas. — Nous t’inviterons au repas… ah ! ah ! ah ! ah ! »
Et puis ces pénitents tout blancs, entre ces rocs éclatants de lumière, étaient d’un bel effet pittoresque ; je m’arrêtai pour les voir défiler. Le soleil piquait fort ; plusieurs, pour respirer mieux, avaient jeté leur cagoule en arrière, et sous le calicot apparaissaient de bonnes faces d’hommes de la terre, brunies à la réverbération du sillon. Étranges pénitents ! pensais-je, ils n’ont pas du tout la physionomie de l’emploi… En effet, ils prenaient pour entonner les psaumes un petit air narquois et joyeux qui faisait un singulier contraste avec leur costume d’Inquisition. On eût presque dit d’une mascarade. Un d’eux, en passant, m’aperçut et cligna de l’œil. Je le reconnus, celui-là. — Aurais-je la berlue ? Mais non ! il n’y a pas à hésiter, c’est bien Tiston, Tiston Pesquegrive, un brigand de père de famille qui, avec du bien de chez lui et pouvant, comme tant d’autres, vivre honorablement, sans rien faire, avait toujours eu la manie de s’occuper de choses qui ne le regardaient pas ; Pesquegrive proscrit au 2 Décembre ! Pesquegrive qui, en 1870, poussa l’esprit de désordre jusqu’à s’engager, pour se battre, dans les bandes de Garibaldi ! Pesquegrive pénitent, c’était le monde renversé, la contre-Révolution triomphante ; et, derrière Pesquegrive, portant les mêmes cierges et crevant de rire sous la même cagoule, ses inséparables amis, les enragés des hauts-quartiers, les républicains à taïole rouge ? Que voulait dire tout cela ?
Je rencontrai Pesquegrive dans l’après-midi, au café, en train de parcourir les feuilles. — « Eh bien, Pesquegrive, on s’est donc mis pénitent ? — Vous nous avez vus, hein ? c’est toute une histoire. »
Nous demandâmes de la limonade gazeuse, et Pesquegrive commença :
— « Vous connaissez notre collège, un local superbe ! ancien couvent de capucins, avec des corridors, des salles voûtées, et deux grands cloîtres qui servent de cours aux élèves, l’une pour l’hiver, l’autre pour l’été. Les cléricaux en étaient jaloux ; ils auraient voulu le faire tomber et remplacer nos professeurs par des jésuites. C’est ici comme partout ! Mais les habitants tenaient bon, et le Conseil municipal faisait des sacrifices. En attendant, les hommes noirs tournaient autour, cherchant un trou de souris par où s’introduire. Il faut savoir qu’en outre du collège et de la maison d’école, les bâtiments des capucins renfermaient encore la confrérie des Pénitents blancs. La ville, je ne sais plus quand, leur avait accordé l’ancienne chapelle en jouissance. Tant que la confrérie dura, tout alla bien. Les élèves faisaient leur sabbat dans les cours, deux fois par semaine les pénitents chantaient l’office ; les uns ne gênaient pas les autres, et l’on s’entendait parfaitement.
» Cependant la confrérie s’en allait peu à peu, par voie d’amortissement pour ainsi dire. Les vieux disparaissaient, et il ne s’en faisait pas recevoir de jeunes. A la fin, ils n’étaient plus que quatre, et plus que trois aux processions. Puis la chapelle resta fermée. On crut le dernier pénitent mort, et la ville reprit la clef.
» Qui ne vous a pas dit qu’un beau jour, cela se passait tout de suite après la guerre, nous vîmes la chapelle grande ouverte, des échafaudages dressés et des maçons gâchant du plâtre avec un prêtre qui les dirigeait. Il y avait deux clefs, paraît-il ; M. le curé sans rien dire, avait gardé la bonne, et les Maristes, avec sa permission, étaient en train de s’établir là, en plein cœur du collège, dans la chapelle démolie. La chapelle d’abord, pour la salle des classes ; puis on aurait demandé un petit bout de cour, un logement dans les combles ; comment refuser à ces bons Maristes ? Et en un rien de temps le collège aurait été dévoré tout entier. Vainement la ville protesta : — la chapelle est propriété communale ; la confrérie s’étant éteinte, la propriété de la chapelle doit faire retour à la commune !
— Non pas, disaient les curés, la chapelle est bien d’église, et la fabrique a droit d’en disposer à sa guise. Le préfet, naturellement, penchait pour le curé et la fabrique. Faire un procès ? Mais on était sûr de le perdre ! En attendant, les travaux marchaient toujours.
» C’est alors, continua Pesquegrive avec une nuance de juste orgueil, qu’il me vint une inspiration admirable. Je savais que les pénitents n’étaient pas tous morts. Il en restait deux, vieux comme des bancs, n’entendant plus, n’y voyant guère. Je les amenai au Conseil municipal. Cela tranchait tout : eux vivants, rien n’empêchait de reconstituer la confrérie. Il fallait se sacrifier, nous nous sacrifiâmes, et tous, le maire en tête, nous nous inscrivîmes pénitents. Le lendemain, forts de notre droit, le cierge au poing, en beau costume de calicot neuf, nous expulsions maçons et Maristes. »
— Drôles de pénitents !
— Aurait-il mieux valu laisser perdre le collège ?
— Et vous allez ainsi rester pénitents blancs toute votre vie ?
— Que voulez-vous ? les hommes de bonne volonté, il faut bien qu’ils fassent quelque chose pour la République.
V
DÉJEUNER ANTHROPOLOGIQUE.
Connaissez-vous l’anthropologie ? Non, pas beaucoup. Ma foi, tant pis !… Si jamais pourtant vous aviez à passer huit jours dans la petite ville où je suis, puisse le Dieu de M. Broca vous placer, ainsi que la chose m’est arrivée pas plus tard qu’avant-hier, sur le chemin d’un anthropologue !
Avant-hier donc, comme le lendemain s’annonçait beau, il fut décidé qu’on avertirait les paysans, et que nous partirions au petit jour, en découverte anthropologique. L’initiation m’effrayait un peu ; mais l’anthropologue en chef me rassura, recommandant seulement d’apporter le bissac garni et d’avoir des souliers ferrés, à larges bords, capables de mordre sur le roc vif, et de se frayer passage dans les ronces. Décidément l’anthropologie s’annonçait bien. De fortes chaussures et les éléments d’un solide déjeuner au grand air sont, paraît-il, les premiers et indispensables outils de cette science faite pour plaire aux honnêtes gens.
Ayant prolongé nos projets fort tard, — on causait encore après minuit, — nous ne prîmes guère le bâton que sur la pointe de huit heures. Le soleil, qui s’était levé avant nous, commençait à chauffer les marnes schisteuses parmi lesquelles la route monte, mais d’agréables souffles d’air vif venaient nous regaillardir aux tournants.
Il s’agissait d’escalader Monturri, côte abrupte ! et de fouiller avant déjeuner le Trou de l’argent, une grotte qu’on aperçoit de la ville même, si trompeusement rapprochée par la transparence de l’air qu’avec la main vous croiriez l’atteindre. Elle n’en est pas moins à douze cents mètres au-dessus du niveau de la mer, soit neuf cents au-dessus de l’endroit relativement élevé d’où nous partions.
La grotte du Trou de l’argent faisait parler d’elle. Un jeune gredin, du nom de Rascasse, gredin que tout le pays a connu alors que, pas plus haut que ça, il galopinait par les rues, y avait, à ce qu’on me raconte, pendant quelque temps élu domicile. Assisté d’un ami, comme lui mal vu des gendarmes, il essayait de ressusciter là, en pleine Provence, les pittoresques traditions du vieux brigandage. De ce lieu d’exil haut perché, loin des hommes, mais près des aigles et des jean-le-blanc, ayant sous ses pieds la ville et la vallée, il voyait tout en bas monter d’entre les toits la fumée de la maison natale, tandis qu’au loin se déroulaient les interminables rubans blancs des trois grandes routes, son domaine.
Un an durant, Rascasse et son ami vécurent heureux, rançonnant les fermes qui leur fournissaient pitance et boisson, et forçant nuitamment les églises rurales dont ils fondaient au premier coin de bois venu, sur un feu allumé entre deux cailloux, les calices et les ciboires, s’offrant même parfois, au retour des marchés, le piquant d’une arrestation à main armée. Tout ici-bas a une fin ; enhardis, nos gaillards ne se cachaient plus, des bergers les dénoncèrent, et la gendarmerie les prit au gîte, un dimanche, jour de repos, tandis qu’ils se fricassaient un lapereau dans leur grotte, d’ailleurs très convenablement aménagée et meublée. Ils furent condamnés au bagne, embarqués ; Rascasse mourut dans la traversée.
Comme l’histoire de Rascasse se terminait, nous atteignîmes un premier plateau, en haut de la côte. Il y eut un moment de silence pendant lequel chacun put méditer et s’attendrir sur cette destinée tranchée dans sa fleur.
Ici la vraie montée commence, montée presque à pic, harassante et rude, sous le soleil haut maintenant. Un écroulement de pierrailles, blanches, coupantes, roulantes et sonores où végètent quelques genêts, de maigres buis, des bouquets de chênes rabougris maintenus nains par l’âpre bise. Avec les chênes, on avance tant bien que mal, en se halant aux branches basses, en se piétant aux racines. Mais le diable, c’est qu’il y a les cassées, grands espaces nus, tout débris, sans un buisson, sans un brin d’herbe, où l’on éprouve la sensation d’un homme qui se promènerait, enfonçant jusqu’aux genoux, dans un tas de tessons d’assiettes. Je glisse, je bute, j’essaie vingt pas pour en réussir un. Grisé par la chaleur, le souvenir de Rascasse me poursuit ; sérieusement je plains Rascasse : je me dis que, si l’état de voleur a ses agréments, il a parfois aussi ses peines, et que ce devait être une nécessité fâcheuse, ayant ses affaires en plaine, d’aller chaque nuit chercher son lit si haut.
Notre anthropologue, lui, trotte devant, parlant fouilles, flairant la trouvaille, rêvant silex polis et crânes perforés.
— « Un coup de collier, et nous y sommes ! »
En effet, la roche commence, glissante par endroits, mais ferme sous le pied. On donne le coup de collier, et le Trou de l’Argent nous apparaît s’ouvrant à trois mètres de haut, au beau milieu du mur calcaire. L’escalade en serait difficile sans un arbuste qui, poussé dans une fissure, nous tend ses branches obligeamment, et, disons tout ! sans les crampons de fer que Rascasse, décidément ami du confortable, avait posés là pour son usage. Il y a bien à l’autre bout une seconde entrée presque de plein pied et plus accessible. Mais, paraît-il, Rascasse l’a bouchée d’un bloc énorme, pour se garantir des courants d’air. Il pensait à tout, ce Rascasse !
La grotte est superbe, comme toutes les grottes : c’est pourquoi je ne la décrirai point. D’ailleurs, notre ami l’anthropologue ne nous laisse guère le loisir de regarder. Dans la chambre principale, toute reluisante de blanches cristallisations et pareille à l’intérieur d’une gigantesque géode, les ouvriers ont déjà allumé leurs lampes. On commence par déblayer un important dépôt d’os de lapin, débris de cuisine laissés par Rascasse, et trop récents pour nous intéresser. Puis on attaque avec le pic la dure couche des stalagmites au-dessous desquelles, presque à fleur de sol, apparaissent dans la terre, aussitôt passée et tamisée, des médailles d’empereurs et d’impératrices : un Probus, un Gordien, un Claude le Gothique, une Julia Pia, femme de Septime-Sévère, d’un profil admirable sous sa lourde chevelure ondée que décore une sorte de demi croissant. De qui peuvent venir ces reliques ? Sans doute de quelques malheureux Gallo-Romains réfugiés là, au temps des invasions barbares. Mais ceci est encore l’histoire, et nous voulons fouiller plus bas que l’histoire. Patience ! voici le gisement préhistorique : la tranchée poussée à deux mètres met à jour une série de sols et de foyers superposés marquant visiblement l’étiage des siècles ; et là dedans, au milieu des charbons et des os brisés, mille fragments de poterie, les silex taillés en pointe ou en lame de couteau, les pierres servant d’amulettes, les coquilles apportées de loin, tous les muets témoins, depuis tant de siècles ensevelis, de l’humanité à ses jours d’enfance. O triomphe ! tout au fond, en grattant la terre, je découvre — moi-même, l’entendez-vous bien ? — je découvre un fragment de vase qui porte en relief un essai d’ornementation élégante déjà dans sa naïveté. Pourquoi pensai-je soudain à la Vénus de Milo ? Et pourquoi, mesurant le chemin parcouru, dans ma joie de tenir ce balbutiement d’art de nos lointains ancêtres, me sentis-je ému… je dirais, ma foi, jusqu’aux larmes, si je ne craignais de voir railler tant de sensibilité esthétique ?
Et quel déjeuner après cela, sur une sorte de balcon naturel, baigné du soleil, par où le Trou de l’Argent regarde la vallée. Vers la frontière d’Italie, un peu de neige brillait encore à la cime des montagnes ; en face, dans une poussière de soleil, toute la Provence, le Lubéron hanté des loups, le fier rocher où Marius, après les Cimbres écrasés, dressa son temple à la Victoire, et la Durance qui, courant entre des promontoires, tour à tour visible ou cachée, brille jusqu’au lointain comme un chapelet de lacs. Dans l’air chaud, des pentes brûlées, montait jusqu’à nous l’enivrante odeur des lavandes sèches encore ; sur le roc nu, qu’étoilaient déjà par places les fleurs précoces du thlaspi, bourdonnait la première abeille.
Faisons de l’anthropologie ; c’est sain à l’esprit autant qu’aux poumons !
VI
UNE PÊCHE A L’ARESTON.
L’air se peuple, les rivières se font tièdes ; mille papillons aux couleurs vives, toutes sortes de mouches empanachées tombent au crépuscule sur les eaux, et déjà les poissons s’éveillent de leur longue torpeur d’hiver.
Le ciel est rouge et Nestor a dit : — Il faudra pêcher demain. Le projet, je l’avoue, m’effraya pour l’honneur de ma rivière. Nestor, depuis deux jours notre hôte, est un vieux pêcheur parisien ; or, malgré les faciles plaisanteries d’almanach, pêcheur parisien ne signifie pas pêcheur pour rire. Le poisson, qu’on croirait insensible, paraît fort sensible au contraire à l’attrait singulier que Paris, seule entre toutes les villes, exerce sur la nature animée : la Seine lui plaît avec l’ombre profonde de ses quais et l’aimable fouillis de ses berges, comme les massifs du Luxembourg et les grands arbres des Tuileries plaisent aux merles et aux ramiers. Aussi mon ami Nestor s’est-il rendu justement célèbre du Point-du-Jour à Charenton pour ses pêches miraculeuses. Je l’ai vu, en 1872, sous le pont de la Concorde, manquer, — car il la manqua, mais certaines défaites valent mieux qu’un triomphe ! — manquer, dis-je, à la suite d’une lutte de trois quarts d’heure, une brême géante dont les riverains parlent encore. Souvent aussi, s’asseyant pour le vermouth devant le café du Pont-Royal, après sa matinée passée en bateau, il s’offre l’innocente joie d’étaler aux yeux des passants ébahis cinq ou six livres de frétillante friture.
Amener un tel pêcheur le long d’un torrent, à l’eau de neige froide et dure et dépeuplée encore par l’orage, était à coup sûr aussi insensé que de lancer sur les rares et maigres lièvres dont la race s’est raccourci les pattes à courir les plus inabordables pierrailles de nos montagnes, quelque chasseur habitué aux populeux tirés de Compiègne ou de Fontainebleau.
Mais vainement j’essayai de tous les moyens pour dissuader Nestor, inventant des mensonges, déclarant la saison mauvaise, annonçant que l’ablette ne se montrait point et que la truite n’était pas sortie.
Nestor persista ! il voulait tâter la rivière.
Nous résolûmes de remonter le Jabron, tout en pêchant, depuis son confluent jusqu’aux papeteries, le Jabron, l’Agabrone rivus des anciens cadastres, nom que les savants amoureux d’étymologies étranges et de latin barbare interprètent par rivus aquæ brunæ, appelant ainsi ruisseau des eaux brunes ou des eaux noires un ruisseau le plus limpide du monde.
Quelques mouches que nous capturâmes tandis qu’elles se chauffaient au soleil le long d’un mur, quelques vers de terres ramassés en un lieu humide qu’on nous indiqua devaient suffire à garnir l’hameçon.
J’avais exactement prévu : à peine mon ami Nestor eut-il regardé l’eau de près, qu’il se mit à rire. — « Hein ? c’est donc ça votre rivière !… et vous voulez me faire croire qu’on prend du poisson là dedans ?… — Mais… — Le moyen d’amorcer, d’appâter le coup avec cet enragé courant à fleur de caillou, sautant et bondissant comme un jeune cabri ? Où trouver un crin assez fin pour que sa couleur et sa transparence se fassent invisibles dans ces eaux trop claires ? Quel hameçon fût-il microscopique, pourrait se vanter d’échapper au milieu d’un tel cristal, à l’œil perspicace et rond du poisson qui toujours se méfie ?… D’ailleurs, il n’y a pas de poisson ! de quoi vivrait-il sur ces fonds sans herbe ?… — On dit pourtant que les riants… — Laissez-moi tranquille avec vos riants ! — … Dans les riants et surtout dans les gouffres… — Quels gouffres ? Je serais curieux de voir un gouffre. » Nestor raillait encore. Cette idée de gouffre le séduisit pourtant, et il fut convenu qu’après nous être reposés un peu et avoir mangé n’importe quoi sur le pouce, au bord de l’eau, je le conduirais à un gouffre de ma connaissance.
Le gouffre était loin et le soleil piquait, reflété par les cailloux blancs. Mais la causerie abrégea le chemin. Nestor me développa ses théories sur la façon logique d’escher. Je l’intéressai à mon tour en lui apprenant, chose généralement ignorée des Parisiens, que son crin de Florence et sa racine anglaise n’étaient ni un crin ni une racine, mais bien un ver à soie mis à tremper dans le vinaigre et subtilement allongé, alors que gonflé de soie, sur le point de filer son cocon, il n’est pour ainsi dire qu’une grosse boule d’or fluide. Nestor, lorsque nous arrivâmes, se trouvait en parfaite bonne humeur.
Mon gouffre est d’ailleurs fait de façon à dérider les plus moroses : le gourg de nos paysans et le vraie gurges des latins ! Sous un vieux pont, dans une étroite fente, où la rivière tombe en cascades et subitement s’apaise, ce trou d’eau semble noir au premier abord et se donne des airs d’abîme. On ne se penche pas au dessus sans éprouver un petit frisson. Mais l’œil peu à peu s’habitue et distingue le fond, vaguement. Les parois creusées et polies laissent voir des bouts de roc qui luisent comme argent, frappés d’un rayon de soleil à travers le cristal qui tremble. Le bruit de la chute, dont le grondement unique effrayait, se décompose en une infinité d’harmonies. Mille chutes minuscules tintent, chaque filet d’eau chante sa chanson, ce n’est plus l’abîme perfide où se cache la Lorely, mais la claire grotte virgilienne retentissante de la voix des Nymphes.
— « Des chevesnes ! » dit Nestor.
— « Ici nous appelons ça des arestons. »
En effet, à deux mètres sous l’eau, une vingtaine d’assez gros poissons évoluent.
— « Quel malheur que la rivière ne soit pas un tantinet louche… N’importe, on essaiera quand même. »
Et tandis que je bous d’impatience, croyant toujours voir les arestons filer, Nestor, avec la lenteur narquoise que met un pharmacien à boucher, ficeler, étiqueter, coiffer un remède attendu par le malade, Nestor, posément, monte sa canne, ajuste sa ligne, et dispose autour de lui une foule d’engins perfectionnés qu’il sort d’une foule de poches. Enfin, croyant les préparatifs finis, je passe la boîte à vers et les mouches.
— « Pas encore ! »
C’est maintenant un poids en plomb que Nestor adapte au bout de la ligne. Allons-nous pêcher avec cet étrange appât ?
— « Pour mesurer le fond mon petit, et savoir où je dois fixer le flotteur. »
Devant tant de science, je m’incline. Le plomb touche l’eau, descend… ô surprise ! les arestons se précipitent et viennent cogner le plomb du nez.
— « Ça mordra ; vite, vite, un ver ! »
Et voilà le ver enferré qui plonge à son tour et se tortille. Mais les arestons n’approchent plus ; ils se promènent vers l’autre bord avec une superbe indifférence.
— « Peut-être, insinuai-je, s’imaginent-ils que c’est toujours du plomb ? »
Nestor, allumé, ne daigne seulement pas répondre à ma sotte plaisanterie. Nestor enlève le ver et le remplace par une mouche. Hélas ! les arestons dédaignent la mouche comme ils ont dédaigné le ver.
— « Il faudrait peut-être des sauterelles… » dit Nestor.
J’en ai vu justement quelques-unes au bord du chemin qui s’essayaient les ailes dans l’herbe poudreuse. Nous en capturons deux, au prix de quelles ruses de peau-rouge ! Elle sont vivantes, appétissantes, elles ne tentent pas l’areston. Nestor s’assied désespéré, il parle de briser sa ligne. A ce moment, un souvenir d’enfance me revient : je vois une source dans les prés, là peut-être se trouve l’appât incomparable. C’est le portefaix (larve, je crois, de libellule), sorte de ver bizarre promenant au printemps dans les eaux douces, un long tube qu’il se fabrique lui-même avec des débris de bois pourri, du sable et de petits fragments de cailloux. J’en découvre six, j’en découvre douze. Cette fois, les arestons n’y tiennent plus. Ils accourent et se bousculent à l’appât de cette chair tendre et friande. Une fois, deux fois, le portefaix est enlevé. Enfin Nestor ferre d’un coup sec, et jette à ses pieds, palpitant sur le galet dur, un areston d’une demi-livre.
C’est assez pour sauver l’honneur et nous ménager une rentrée. La nuit arrive et la ville est loin, il s’agit de plier les lignes. Non sans regret ! car l’heure est bonne et les arestons mis en appétit, rôdent au plus près et gobent les insectes à grand bruit sur la surface des eaux assombries.