I

L’homme de Cadenet. — Sorgues et sorguettes. — Le château du marquis de Sade. — Vaucluse. La fontaine. — En terre papale.

A l’Isle, il fallut descendre. Un éboulement avait eu lieu sur la voie, du côté d’Avignon. Le chef de gare, effaré sous sa casquette d’argent, courait, expédiait des hommes, et le télégraphe allait, allait, avec son bruit agaçant de machine à coudre.

— Vos chemins de fer ?… soupira quelqu’un à côté de nous.

Ce quelqu’un était un être ambigu : l’air doux avec de fortes moustaches, et vêtu de drap fin dans ses habits paysans, comme s’il les eût tirés d’une vieille soutane.

— Vos chemins de fer ? Le diable les enlève !

Et me choisissant, à la provençale, sans que je l’en eusse prié, pour le confident de ses peines :

— Ce qui m’arrive, Monsieur, n’a pas de nom. Figurez-vous que j’avais cru pouvoir venir ici et m’en retourner à Cadenet pour cinq heures. Pas du tout !… Et il y a un mort à Cadenet.

— Un mort ?

— On ne peut l’enterrer sans moi, je suis officier des pompes funèbres.

Notre pantomime dut témoigner de la juste part que nous prenions à la douleur de cet honnête homme, car aussitôt, d’un ton plus dolent encore, il continua :

— Le mort, ce n’est rien, un mort peut attendre. Mais s’il passe des prisonniers à Cadenet ?

— Des prisonniers ?

— J’ai soumissionné le mois dernier l’entreprise de leur nourriture.

Nouveau silence, suivi d’un nouveau soupir.

— Et qui fermera l’église ?

— Le Curé parbleu !

— Monsieur le Curé fait sa retraite, et c’est moi qui suis sacristain.

Puis, absolument accablé :

— Pourvu qu’il n’y ait pas d’incendie. J’ai les clefs de la pompe et je suis veilleur au château.

— Vous êtes donc tout dans Cadenet ?

— Douze fonctions roulent sur moi : porteur de contraintes, trompette de ville…

— Et savetier aux moments perdus ! affirma ironiquement, mais sans rire, en changeant sa pipe de coin, un vieux paysan qui écoutait.

A ce moment, un télégramme collé sur la vitre du guichet annonça que le service des trains ne reprendrait pas avant six heures.

— Et mon mort ? capucin de sort !… s’écriait l’homme de Cadenet.

Nous résolûmes, nous, de mettre à profit l’aventure pour visiter Vaucluse et parcourir un peu ce charmant bourg de l’Isle qui, du temps où la diligence des Alpes le traversait, avait si souvent tenté ma flânerie, avec ses lices et ses sorgues vertes sous l’ombre épaisse des platanes.

Sorgue ou sorguette, ce qui veut dire source, est le nom que l’on donne ici aux petites rivières d’eau de roche, nées de Vaucluse, qui s’en vont rayonnant vers Carpentras et Avignon, dans la Comté et le Comtat, et préparent de si agréables surprises de fraîcheur à ceux qui, sur la foi des récits, croient encore à l’aride Provence.

Il y a, à l’Isle, des sorgues et des sorguettes partout ; partout de l’eau courante, des ponts, des écluses, et des roues de moulin tournant paresseusement avec de longues mousses qui s’égouttent.

On s’embarqua sur un omnibus, l’omnibus de l’hôtel de Laure et Pétrarque, ou de Pétrarque et Laure, je ne sais plus au juste lequel.

Au sortir de la ville : des prés, une large allée de platanes où s’égosillent des cigales, puis le chemin s’en va, poudreux, à travers une plaine assez maussade, que le cours de la Sorgue raye au loin d’une mince ligne verte.

Sur la montagne, en face de nous, un pli d’ombre à peine visible ; c’est là qu’est Vaucluse.

Vers la gauche, à mi-hauteur des contreforts désolés du Ventoux, le postillon nous montre une masse carrée de mine bourrue : le château des de Sade, s’il vous plaît, où naquit l’infâme marquis. Et Laure, j’y réfléchis, s’appelle Laure de Sade ! Non, le sinistre fou dont le nom seul est une souillure, ne saurait être du même sang que la divine amante de Pétrarque. Les érudits ont découvert une autre Laure, Laure de Noves, et désormais, c’est à Laure de Noves que je crois.

Mais voici que la plaine devient plus étroite. La grand’route et la sorgue se rapprochent, puis se côtoient et pénètrent ensemble dans le vallon en passant sous un aqueduc pas très grand et tout neuf, mais de tournure vraiment romaine, qui fera bien dans quelques cents ans, entre ces deux rochers, quand les plantes pariétaires le vêtiront et que le temps l’aura sculpté.

D’un côté, des rochers nus, excavés, surplombants, qui de loin en loin, par la simple addition d’une façade, se transforment en un de ces vide-bouteilles si chers aux méridionaux, s’appelant cabanons à Marseille, mazets à Nîmes, baraquettes à Cette, villas à Cannes ou à Hyères, et ici tout modestement bastides.

De l’autre, encore le rocher ; et, juste au milieu, entre deux ourlets de prairie, l’eau de Vaucluse, la même qui nous semblait si pure déjà dans les rues de l’Isle, mais de combien plus pure ici ! blanche de la blancheur éblouissante du diamant, ou verte comme l’émeraude, mais toujours merveilleusement claire, et laissant voir partout le fond tapissé de longues mousses, d’herbes à ce point savoureuses et tendres que les bœufs, pour les brouter, n’hésitent pas, au dire de Pline, à plonger la tête dans le courant.

Des gamins, jambes nues, pêchent à la main des écrevisses ; un homme pique une truite de son trident. Un minuscule canot amarré à un saule semble mis là exprès pour faire plaisir aux géographes qui enseignent que, dès sa naissance, la Sorgue porte bateau.

Une montée, une descente, puis le village : c’est-à-dire une poignée de maisons grises et de toits bruns, une église, un pont, un hôtel, un café, une colonne. Le tout forme une petite place ouverte de trois côtés sur un paysage de rochers roux.

La colonne attend un buste de Pétrarque. Sur le mur du café, une inscription nous apprend qu’à ce même endroit Pétrarque composa son sonnet quatre-vingt-onzième. Le sonnet y est, en belles lettres bleues ; ceux qui savent l’italien peuvent le lire.

A part le bruit que font, derrière les maisons, d’invisibles papeteries, tel ou peu s’en faut devait être le village quand le poète y venait, rêvant de sa dame et las de l’Avignon pontifical, chercher la paix de quelques jours dans le château, alors debout, dont les vieux murs achèvent là-haut de crouler. Le peuple a baptisé ces ruines : Château de Pétrarque. Le château de Pétrarque, hélas ! appartenait à Philippe de Cabassole, son ami, et cardinal, autant qu’il m’en souvienne ; les poètes n’ont pas de château !

Ce serait charmant de borner ici le voyage. Mais mon compagnon n’est jamais venu à Vaucluse ; il veut suivre le programme, voir la fontaine. Tout ce que ma paresse peut obtenir c’est de laisser le chemin pierreux, battu des touristes, qui suit au grand soleil la droite de la vallée, pour un plus intime et plus frais que je connais sur l’autre rive, sentier d’amoureux ou de chèvres, au pied même du roc qui porte le château.

Nous traversons le pont, puis, taillé à vif dans le calcaire et luisant comme un couloir de marbre noir, le tunnel qui jadis, du temps des empereurs romains, emmenait l’eau de Vaucluse en Arles. Il y a là une usine, quelques maisons de paysans avec leur terrasse et leur treille. Une femme nous salue d’un « bien le bonjour ! » Nous lui rendons un « Adiousias ! »

— C’est peut-être le jardin que vous cherchez ?

Et elle montre le jardin, celui de Pétrarque ! un petit enclos où pousse un laurier.

On reprend le sentier, un pied dans l’eau, un pied sur des racines ; on franchit un déversoir, on suit un barrage ; nous voilà au milieu du vallon. Plus trace de rivière au-dessus de nous, rien qu’un amas de rocs où poussent des lavandes. Mais les sources jaillissent de chaque roc, de chaque brin de lavande, minces comme un doigt ou grosses comme un bœuf, selon la métaphore provençale, et toutes chantantes, bouillonnantes, tentatrices et glacées.

Mon compagnon se déclare désappointé :

— Tu m’avais promis une source, et tu me montres un essaim bourdonnant de sources. Mille sources ne sont pas plus Vaucluse que mille diamants à un carat ne représenteraient le Régent.

— Regarde là haut l’immense paroi qui, brusquement, barre la vallée : une grotte s’ouvre à sa base, ou plutôt un cratère oblique au fond duquel dort un petit lac. C’est l’entrée, l’œil ouvert sur l’azur, de l’insondable réservoir souterrain dont toutes les sources que voici ne sont que d’insignifiantes fissures. Mais vienne l’équinoxe de printemps, quand les neiges fondront sur les Alpes, alors on verra le niveau du lac monter, la coupe déborder, la fontaine jaillir, et par-dessus ces rocs qui descendent en cascade jusqu’ici, dans leurs mousses subitement reverdies, ruisseler la féerie des eaux.

— Montons alors !

— Montons, mais remercie les dieux cléments qui te réservaient cette joie d’aller surprendre, ingrat ! au cœur même de son rocher, la nymphe géante endormie.

Quelques instants après nous pénétrions dans la grotte, et nous descendions jusqu’au lac, par une pente régulière, couverte de tout petits galets arrondis et roulés, des siècles durant, dans les profondeurs mystérieuses de la montagne. J’en ramassai une poignée et je les jetai dans le lac ; ils produisirent, en s’éparpillant sur cette eau sans fond, des bruits argentins et inquiétants.

A droite, à gauche, des couloirs, de noirs conduits. En haut, dans l’encadrement de la voûte, un coin de bleu profond apparaît, et, se découpant sur le ciel, le feuillage du figuier centenaire qui vit ainsi, accroché au roc, et à qui suffit, pour verdir et vivre, que l’eau, s’élevant peu à peu, vienne une fois l’an baigner ses racines.

Ce mystérieux trou d’eau a sa légende ; on le croit immense. A vingt lieues de Vaucluse, sur le versant méridional de Lure, entre Forcalquier et Sisteron, s’ouvre, à ras du sol, un abîme sans fond, l’Aven de Cruis, où jadis, selon Nostradamus, les femmes adultères étaient jetées. Il y a quelques vingt ans, disent les gens de Cruis, un pâtre s’y précipita, et son bâton, que l’on reconnut aux sculptures, s’en alla ressortir à Vaucluse où des lavandières le trouvèrent.

Nous redescendons au village par la route ordinaire, à cette heure abandonnée du soleil. Je remarque quelques petits cafés-restaurants avec des tables en bois, des bancs, une tonnelle où il serait agréable de dîner en regardant l’eau. Une vieille femme nous offre des photographies de la fontaine, des brochures sur Pétrarque, des bouquets d’herbe à plumes (Stips pennata) que l’endroit produit en abondance, teinte en rouge, en jaune et en bleu ; et, comme il faut que les plus chères impressions soient gâtées par la sottise humaine, nous apercevons aux derniers rayons du couchant, grimpé sur le roc, à une vertigineuse hauteur, un touriste ami de la gloire qui, armé d’un pot noir et d’un pinceau, ajoute son nom en lettres énormes aux innombrables noms d’imbéciles dont tout le vallon est barbouillé.

En rentrant à l’Isle par les platanes, où les moineaux s’égosillent maintenant sans réussir encore à faire taire les cigales, nous remarquons un monument avec inscription constatant que la promenade fut plantée au XVIIIe siècle par les soins d’un vice-légat. Ceci nous met en goût. Il nous reste un gros quart d’heure : — si nous allions visiter l’église ?… Mistral me l’avait recommandée. Cette église de l’Isle, à part son campanile à la mode du pays, en fer forgé, où les cloches sont comme des oiseaux en cage, n’a rien de bien remarquable à l’extérieur. Mais l’intérieur est curieux, peint du haut en bas dans le plus pur mauvais goût italien. Le mur qui fait face au chœur est occupé par un firmament extraordinairement bleu, où des anges en or, de grandeur nature, chevauchent des nuages d’argent. Et partout des vertus, des prophètes, des sibylles à vous donner le torticolis.

Entre l’Isle et Avignon, dans la fraîche plaine coupée d’eaux courantes et quadrillée de haies de roseaux, des villages passent portant chacun sur son clocher une madone dorée ou blanche. Et tout près d’arriver, tandis que nos yeux cherchent à l’horizon, dans les vapeurs du Rhône, les tours d’Avignon et la masse énorme du palais des papes, nous voyons là, sur notre droite, dans l’éclair du train, une mignonne église crénelée.

— Montfavet !… Montfavet !…

Nous sommes décidément en terre papale.

II

Le mistral et le Rhône. — Les remparts. — Les nouvelles rues. — Jaquemard. — Le café Février. — Le vieil Avignon. — Le marché. — La juiverie. — Le Palais des Papes et le rocher.

O vous ! qui aimez Avignon, bénissez le mistral et le Rhône.

— Quoi ! le Rhône dévastateur ?… le mistral, qui rend fou, qui arrache les créneaux des tours, décorne les taureaux de Camargue et arrête les trains de chemin de fer en Crau ?

— Parfaitement, car c’est au Rhône et au mistral qu’Avignon doit d’avoir gardé sa physionomie.

C’est pour se garder du mistral et lui casser les ailes à tous les tournants, qu’on a bâti ces milliers de petites rues étroites et courtes se coupant à angle droit, quand ce n’est pas à angle aigu, dont les vieux noms pittoresques me ravissent, et où je rencontre à chaque pas quelques débris, quelques souvenirs de l’Avignon républicain ou pontifical.

Et ces remparts, si finement sarrazins, ouvragés de mâchicoulis, relevés de tours qui s’espacent comme les chatons à jour d’une ceinture moyen-âge, ces remparts à ce point dorés par le soleil que Dickens put comparer Avignon à un pâté qui cuit dans sa croûte, il y a beau temps que nous les aurions vu tomber sous la pioche s’ils n’étaient une digue nécessaire contre les colères du fleuve qui coule majestueusement à leurs pieds. Un savant aimable me fait remarquer que chaque pierre du rempart porte, gravé en creux, un symbole, un monogramme. Ce sont les marques des ouvriers qui les taillèrent. Il y a relevé un grand nombre de signes maçonniques, ce qui tendrait à prouver, conclut-il, que la franc-maçonnerie… J’ai d’ailleurs totalement oublié ses conclusions.

Les remparts sont monuments historiques, on n’y touche que pour les restaurer, et avec quelle érudite discrétion ? M. Viollet-le-Duc pourrait le dire. Pourtant, M. Viollet-le-Duc dut un jour y faire brèche, à ces chers remparts ; les portes du XIVe siècle ne suffisaient plus au XIXe ! Mais pour la garder, cette brèche, sur la place de la porte démolie, il éleva deux tours d’un si pur gothique, que Jean de Héredia, l’Architecte d’Urbain V, s’il revenait, les croirait siennes.

Une tour minuscule, un bijou de tour, a fleuri là aux pieds des deux grandes. Mon ami le savant semble embarrassé pour m’en expliquer la destination.

— Que voulez-vous ?… l’édilité a exigé ce monument… M. Viollet-le-Duc l’a fait aussi gothique que possible… Et puis le moyen-âge avait aussi ses besoins !

C’est sous l’empire que les trois tours, grandes et petite, furent bâties, lorsqu’on perça le Cours ombragé et la large rue qui mènent de la gare à la place de l’Hôtel-de-Ville.

A part le mistral, qui peut-être s’y joue à certains jours un peu trop librement, ce cours et cette rue sont pour plaire. Les maisons neuves, avec leurs hauts balcons fastueusement sculptés, leurs terrasses et leurs colonnades, ont fort grand air et vraiment tournure de palais. Les maçons avignonnais gardent dans le sang quelque chose de la magnificence italienne.

La place est belle aussi, dans l’ombre que jette sur elle le Palais des Papes. C’est là que s’abattit la mule de Grégoire XI — que ce présage ne troubla pas — lorsqu’il partait pour transférer le Saint-Siège à Rome.

Comme toute place qui se respecte, elle a sa statue : un Crillon engoncé dans une armure de bronze ; et de plus un théâtre petit, mais fort élégant, ce qui est rare en province, avec son portique surélevé. Le Corneille et le Molière assis devant sont l’œuvre de deux Avignonnais, des deux frères Brian. L’un d’eux était ce sculpteur mort en plein triomphe, dont le Mercure inachevé, pur comme un antique, portait sur son socle, il y quelques années, au Salon, la grande médaille d’honneur à côté d’une couronne d’immortelles.

L’Hôtel-de-ville est grec, grec moderne bien entendu ! Mais par-dessus ses corniches et ses colonnes, se dresse la vieille tour communale, la tour gothique de Jaquemard. Comme autrefois, à toutes les heures, Jaquemard frappe sur la cloche, tandis que Jaquemarde lui présente un bouquet fané. A la hauteur où ils sont, il faut de bons yeux pour percevoir les mouvements des personnages. Pourtant ce spectacle enfantin me ravit. Mais je regrette une chose : Jaquemarde et Jaquemard ont un costume moderne, et je me rappelle avoir vu, dans un coin du musée, le Jaquemard et la Jaquemarde authentiques, l’un en pourpoint à crevés, l’autre en robe rouge à taille aiguë, deux caricatures renaissance d’un bien autre caractère ! Ne pourrait-on pas les replacer ?

Jaquemard sonne : cinq heures ! Tout Avignon est sur la place à se promener de long en large, achetant des brins de lavande, des bouquets de thym à de vieilles femmes, ou bien assis devant les cafés. Cafés superbes, hauts de plafond, peints, sculptés et dorés, avec de larges terrasses et des caisses de lauriers-roses. Dans tout le Midi, le café tient grande place, et l’on a peu le goût du confort, ni de l’intérieur.

— Venez voir ma maison, me disait l’autre jour un brave homme, Avignonnais pur sang, enrichi par les chardons après s’être laissé ruiner par la garance, je l’ai fait arranger à la moderne ; vous verrez mon salon surtout, c’est grandiose, dans le genre du café Février !

Ce café Février est un singulier café pour un café de province. Si on tourne le dos à la place et à Jaquemard, on se croirait dans un de ces établissements du boulevard Montmartre, où se réunissent à l’époque des vacances théâtrales les comédiens et les comédiennes sans engagement. Mêmes châles dramatiquement drapés, mêmes bonnes figures tragiquement ou comiquement bleuies par le rasoir, mêmes conversations émaillées de « vois-tu ? », de « non, tu sais ! » de « camarades », de « vieilles branches ! » ; seulement un peu d’accent provençal sous ces façons de parler parisiennes. Ce sont des chanteurs de café-concert. Depuis que la Provence et le Comtat ont pris la fièvre du café-concert, depuis qu’on ne peut plus sans café-concert donner de fête à Barbentane ou à Gadagne, Avignon, grâce à son conservatoire, et, dans Avignon, le café Février, sont devenus centre artistique. Saluons le roi du lieu, ce gros homme vêtu de velours et cousu de chaînes d’or. Il a dans la plus étroite rue de la ville un bureau avec cette enseigne au cinquième : — Monsieur Z…, agent lyrique. — Il fait les engagements, sert d’intermédiaire et fournit le pays à vingt lieues à la ronde de Bordas et de Thérésa.

Nous rencontrâmes là, gaiement attablé, un garçon que j’avais connu à Paris, un peu poète, un peu acteur, et qui s’est trouvé un métier étrange. Il fait le quatrième couplet. Ceci demande explication : la mode s’est mise, dans les cafés-concerts, de chanter les chansons des opérettes en vogue. Mais ces chansons n’ont jamais guère que trois couplets, morceau insuffisant pour l’appétit d’un public de province. Chaque artiste fait donc ajouter un quatrième couplet, un cinquième couplet, aux chansons de son répertoire, et quelquefois un compliment au public, en cas de rappel.

— Je suis heureux, dit le faiseur de quatrièmes couplets. Le pays me plaît, le soleil y est bon, et je vis de ma lyre. C’est égal, jamais Halévy, jamais Meilhac ne soupçonneront combien j’ai collaboré avec eux !

Mais tout cela, c’est l’Avignon nouveau.

Quant au vieux, au vrai Avignon, le seul moyen de le voir c’est de s’y perdre. Rien d’ailleurs de plus aisé dans cet écheveau embrouillé des rues : rue Étroite, rue de l’Ombre, du Migrénier, de l’Olivier, du Diable, du Chat, de la Monnaie, de l’Anguille, des Amoureux, des Anes, des Clefs, des Ciseaux d’or, rue Philonarde, rue du Vieux Sentier, rue de la Pignote, rue de la Fonderie, rue de la Fusterie, rue de la Banasterie, du Grand Paradis, du Petit Muguet, de l’Oriflan !

La rue Saint-Étienne où sont les restes d’un cirque romain que le moyen-âge appelait, Dieu sait pourquoi ! le Cirque des Chèvres.

La rue où saint Agricol, pour l’étonnement des Avignonnais, faisait venir à son plaisir puis congédiait les cigognes.

La rue Rouge où le sang des Sarrasins ruissela.

La rue des Fourbisseurs, où le Duc de Guise se fournissait d’armures, montrant encore sa miraculeuse Vierge peinte qui saigna sous le soufflet d’un joueur.

La rue de la Tarasque et son bas-relief naïf qui représente un monstre rugueux et cornu en train de dévorer un chevalier dont on ne voit plus que les jambes.

La rue de la Bonneterie célèbre pour sa légende réaliste de l’égout de monsieur Cambaud, véritable enfer des cuisinières, où une servante peu charitable, qui jetait le pain des pauvres aux chiens, hurle changée en chien pendant les nuits d’orage.

La rue des Teinturiers, un morceau de l’Isle-sur-Sorgues transporté dans Avignon, avec son canal et sa procession de grandes roues en marche sous les platanes.

La place Saint-Pierre et son église dont Saboly l’exquis faiseur de noëls, fut le maître de chapelle.

La place Pie, où des fanatiques démolirent la maison du docteur Perrinet Parpaille, primicier de l’Université d’Avignon, décapité comme Huguenot et puis pendu (supplice étrange) et qui dut embarrasser l’exécuteur ! en 1563.

Et près de la rue, maintenant, hélas ! débaptisée, du Cimetière du Bourreau, la place Saint-Didier au milieu de laquelle se dressait une croix surmontée d’un coq en pierre qui devait chanter à la fin du monde.

Partout des ruines de couvent, partout des chapelles : pénitents bleus, violets, blancs et rouges ; partout des restes d’hôtels seigneuriaux, de palais cardinalices. Mais où sont, hélas ! les hôtelleries de l’Avignon des papes et des vice-légats que chantèrent la Belaudière et d’Assoucy, le Coq, les Trois Testons, les Quatre Deniers, le Chapeau d’or, le Sauvage, la Lamproie ; où sont les mails, les lices, le jeu de paume, et cette rue de la Madeleine couchée avec ses bains publics et ses lieux de plaisir si célèbres vers 1500 ?

Le hasard, Providence des voyageurs ! nous conduit au marché, à l’heure voulue. Une foule : des Avignonnaises, des Contadines en négligé, fraîches sous les brides flottantes de leur Catalane, quelques costumes arlésiens, à la fois sévères et somptueux. On crie et on cause, en provençal toujours ! Qui veut des raisins, des jujubes, des pastèques à la tranche, des grenades mûres en train de saigner ? Les tentes rayées de rouge et de bleu, dont la longue rue, dans toute sa longueur, est plafonnée, laissent passer çà et là un rayon matinal, comme une barre d’or, et jettent sur ce mouvant tableau leurs gais reflets multicolores.

Quelques pas sous un arceau, et nous voici en pleine Juiverie : la rue Abraham, la rue Jacob, deux étroits boyaux où descend d’entre les toits un peu de lumière, mais où jamais le soleil n’a lui ; la place Jérusalem entourée de hautes maisons tristes, aux fenêtres serrées, quelque chose comme un préau de prison, et dans un coin, la synagogue. Là se trouvent le puits de la communauté, et le four pour les pains azymes.

Tel est le Ghetto où, du temps des papes et jusqu’à la révolution française, les juifs d’Avignon étaient renfermés. Dans le mur, à l’entrée, le guichet grillé du gardien se voit encore.

D’après les statuts d’Avignon de 1580, il est défendu aux juifs de sortir de la Juiverie à partir du mercredi saint jusqu’au second jour de Pâques inclusivement.

Ils doivent en tous temps porter un chapeau de couleur jaune qui permette de les distinguer des chrétiens, et les juives, un signe de même couleur.

Les juifs ne pouvaient avoir ni acquérir aucun domaine direct dans la ville et son territoire.

La populace les pillait souvent.

L’inquisiteur général les brûlait quelquefois.

Mais ils se faisaient médecins, ils se faisaient surtout banquiers et cela sans concurrence, les papes leur permettant l’usure, interdite aux chrétiens par la loi chrétienne. Ils soumissionnaient les fermes de la chambre apostolique, devenaient les argentiers du Saint-Siège.

Aussi ai-je pu entendre un juif de ma connaissance soutenir gaiement ce paradoxe : qu’à part quelques avanies et grillades sans importance, ses ancêtres étaient heureux et qu’en somme le départ des papes, puis des vice-légats, fut une calamité pour l’Israël Avignonnais.

— A propos, me dit mon ami qui est un touriste consciencieux, quitterons-nous donc Avignon sans avoir vu le château des Papes ?

Mais nous ne faisons que cela depuis trois jours ! A cinq lieues à la ronde et quelque part qu’on aille dans la ville, il est impossible au regard de fuir cette masse énorme, ces terrasses, ces six tours groupées, dont l’une porte là-haut, poussé dans une fente de mur, ce gros arbre comme un panache.

— L’intérieur pourtant !…

Nous visiterons donc l’intérieur. On passe sous le grand portail armorié d’un blason papal, que cachait, sous l’Empire, un aigle en plâtre ; on s’extasie sur les gigantesques mâchicoulis qui, en cas d’assaut, pouvaient, laissant passer des poutres entières par leur travers, balayer d’un coup vingt pieds de murailles, et l’on se trouve dans une vaste cour fermée, terrible comme une forteresse, hautaine et froide comme la papauté. C’est sans doute ici que le mistral loge. Trois fois en dix ans je suis entré dans cette cour, et trois fois un affreux mistral, beuglant comme un taureau, se brisait les cornes aux encoignures.

Un gardien nous montre la chapelle, les fresques d’un maître primitif, Simon Memmi de Sienne. Par malheur des soldats italiens, casernés là je ne sais quand, ont détaché au couteau, pour les vendre, la plupart des têtes nimbées d’or. Nous visitons ensuite la salle de l’estrapade, salle de supplices, disent les uns, salle de cuisine, disent les autres. C’est en tout cas une cuisine étrange que cet éteignoir de pierre qui tient toute la hauteur d’une tour. Une fine galerie ogivale percée dans l’épaisseur d’un mur, jadis peinte et dorée, maintenant simplement blanche, sous une couche de lait de chaux, nous ravit encore par son élégance. Nous essayons de reconstituer, coupée qu’elle est dans sa hauteur par des plafonds, dans sa largeur par des murs de briques, cette salle de Jules de Médicis et de Georges d’Armagnac, caserne aujourd’hui et jadis si belle qu’on l’avait surnommée La Mirande. Notre guide, homme doux et ennemi des souvenirs sanglants, refuse de nous montrer La Glacière, mais il nous fait descendre dans le cachot agrémenté d’oubliettes où les papes enfermèrent le tribun romain Cola Rienzi.

— Dieu ! que c’est laid ! s’écrie en sortant mon ami.

— Quoi ! laid ?

— Là sur la place, en face du palais, cette boîte carrée, trapue, au toit en terrasse où sont perchés d’horribles monstres, ce mur sans yeux le long duquel quatre gros anges suspendent deux lourdes guirlandes…

— C’est de Michel-Ange cependant.

— De Michel-Ange ?

— Oui ! ou du moins fait sur un dessin pris dans ses cartons. Ce devait être l’hôtel des Monnaies.

Dûment averti, mon ami découvre alors que cette lourdeur pesante symbolise bien le veau d’or, et m’assure que ces monstres de pierre, moitié griffons, moitié vautours, se découpant ainsi sur le ciel, ne manquent pas de grandeur sauvage.

Mon ami devient insatiable : il nous faut encore, en montant au Rocher, entrer dans l’église de Notre-Dame-des-Doms où est le tombeau de Jean XXII. Ce tombeau n’est pas le seul que l’église possède, et c’est même à cause du mot DOM inscrit en maint endroit sur les dalles sépulcrales qu’elle a reçu du peuple ce nom bizarre. Notre-Dame-des-Doms est une église romane à coupole peinte, et qui serait belle sans les tribunes déplorablement fastueuses dont le XVIIe siècle a obstrué l’entre-deux de ses piliers. On nous montre le trône en marbre d’un pape, des fresques de Deveria ; les Deveria sortent d’Avignon comme les Parrocel et les Vernet. Dans une chapelle, au fond d’une niche, je découvre un saint Pierre en extase, de Puget. Une chose me manque : je crois me rappeler qu’enfant j’avais vu ici des chapeaux de cardinaux suspendus à la voûte. Ces chapeaux rouges m’avaient frappé. Mais je les cherche en vain, et peut-être avais-je rêvé.

Nous voici sur le Rocher, autrefois aride et nu, livré aux ébats du mistral et des sorcières : on y montre encore lou trau di Masco. C’est maintenant un agréable jardin public, avec une grotte, un café, des cygnes. Au milieu, la statue de Jean Althen, le mendiant arménien, qui réapprit aux Avignonnais la culture de la garance. Un carré de garance, détail touchant, verdoie au pied. Mais, hélas ! la garance a cessé d’enrichir Avignon et le Comtat, et la plante de Jean Althen s’en va, depuis que les chimistes ont imaginé d’extraire l’arc-en-ciel de la houille.

D’ici, le paysage est merveilleux : au pied du palais, Avignon, groupé là comme au pied d’une montagne, Avignon et ses toits rouges ou gris, d’où se dressent des murs crénelés, des terrasses à l’italienne, les mille clochers de l’Isle sonnante, et des tours plus humbles que nous avions déjà remarquées, debout au milieu des maisons, avec leur plate-forme et leur escalier à vis extérieur. Ce sont les tours des bourguets, petits enclos fortifiés, petites villes dans la ville, où, tant bien que mal, au dur moyen-âge, les bourgeois se groupaient, se défendaient.

On a beaucoup démoli de ces tours de bourguet, pourtant il en reste.

— Ils font des embarras à Pise, avec leur tour penchée, disait un Avignonnais retour d’Italie. Elle est penchée un peu, comme ça, pas beaucoup… Ça les étonne qu’elle soit penchée. Des tours ? Nous en avons à Avignon plus de quarante complètement par terre, et nous n’en sommes pas plus fiers !

Cet Avignonnais, je l’appris plus tard, était d’origine marseillaise.

Tout autour, entre la croupe énorme du Ventoux et les crêtes fines des Alpilles, le grand Rhône, qui embrasse la Bartelasse et fuit vers la mer, empourpré des rayons du soleil couchant. Au-dessous de nous, le pont démoli de Saint-Benezet et sa chapelle, le pont d’Avignon où personne ne passe plus, et plus bas, le pont nouveau vers la porte de l’Oule où fut assassiné le maréchal Brune.

En face, de l’autre côté du Rhône, dans les rochers et les oliviers, Villeneuve, le fort Saint-André, tout un décor militaire et religieux, qui emporte l’esprit vers le passé et fait rêver de Palestine et de Croisades.

 

III

Le vent du soleil. — Rentrée en France. — La tour de Philippe-le-Bel. — Les villas cardinalices. — La Chartreuse et les tireuses de soie. — Le fort Saint-André. — Les gueux de pailliers. — La Bartelasse. — Les félibres.

Ce matin, nous avons eu peur.

Le vent s’était élevé, violent, avec des nuages. Mon intrépide compagnon rêvait mistral ; or le mistral, quand il commence, souffle régulièrement trois, six ou neuf jours. Cela eût dérangé nos promenades. Mais ce n’était, par bonheur, que le vent de S.-O., « le vent du soleil ». Grand fracas d’abord sur le Ventoux : voilà le Rhône fouetté comme une mer, la poussière amassée cinq siècles durant sur les tours du palais des Papes montant en tourbillons vers le ciel, pareille à une fumée d’incendie ; puis tout s’est calmé subitement, les nuages ont fui et le soleil est revenu.

La porte de l’Oule passée, et le double pont, suspendu puis en estacade, qui, par-dessus la Bartelasse, enjambe les deux bras du Rhône, traversé, nous entrons en Languedoc, on pourrait dire en France ! car longtemps Villeneuve fut ville frontière, ville française, fortifiée, comblée de privilèges par nos rois qui vinrent plus d’une fois, soupçonneux, contempler de là l’Avignon républicain et l’Avignon des papes.

Le fort Saint-André nous rappelle que, vers le XIIe siècle, ses habitants et ses moines faisaient la guerre aux Avignonnais.

Louis VIII et ses 50,000 chevaliers campèrent ici ; mais Avignon, albigeoise de cœur, ferma ses portes à la croisade.

Au bout du pont Saint-Benezet si souvent détruit, emporté, puis rétabli, puis détruit encore, et dont il ne reste plus de ce côté du fleuve que quelques débris de piles apparaissant comme des écueils, aux eaux basses, la tour de Philippe-le-Bel, sentinelle inquiète, monte toujours sa garde.

Ce n’est que plus tard et lorsque les papes eurent fait leur paix avec les rois de France, que Villeneuve, avec ses plaines d’oliviers, ses frais bords du Rhône, fut adoptée comme résidence d’été par les cardinaux et devint le Tibur, le Tusculum de la Nouvelle Rome.

En arrivant, çà et là, sur les rochers gris, apparaissent de vieux murs croulants, restes de villas, de palais cardinalices. La ville est pleine des souvenirs des splendeurs papales.

Partout des créneaux sur les églises et des écussons sur les tours.

Au coin d’une petite place à arcades, Notre-Dame de l’Assomption montre avec orgueil ses tombeaux de cardinaux, le trône d’un pape, tout comme la Notre-Dame Avignonnaise, et de plus des autels de marbre précieux, de curieux ornements pontificaux et une Vierge en ivoire, du XIVe siècle, rivale du fameux Christ sculpté par Jean Guillermin pour les pénitents gris d’Avignon.

Mais la merveille de Villeneuve, c’est la Chartreuse, fondée par Innocent VI qui voulut y être enseveli, le val de bénédiction avec ses trois cloîtres, les débris de son réfectoire où Henri III présida l’ouverture des États de Languedoc, ses fontaines monumentales taries, ses puits obstrués de capillaires, son oratoire papal décoré des fresques de Giotto et de Spinello Aretino, et son église aux pendentifs étranges, aux murs incrustés de jarres vides qui devaient doubler l’acoustique et renvoyer plus puissants les sons de l’orgue et les chants sacrés à ces voûtes qui semblent d’azur maintenant, tant on voit de trous et de ciel entre leurs nervures.

Dans ces ruines, peu à peu, tout un village, tout un faubourg s’est installé. Des treilles, des rosiers sont venus fleurir les vieux murs ; les longs corridors font des rues, les cellules se changent en maisons, l’uniformité monacale joyeusement s’individualise.

Sur la terrasse d’un petit cloître gothique, des canisses, des claies chargées de tomates, de figues, sèchent au soleil. En bas, sous les arceaux, des femmes, des fillettes tirent la soie, et c’est plaisir d’entendre leurs éclats de rire au milieu des ruines, et de voir les cocons, fouettés du balai de bruyère, danser sur l’eau fumante des chaudières, tandis que les légers fils s’enroulent en masse d’or autour des dévidoirs.

Comme nous parlons provençal, elles ne se gênent pas de travailler devant nous ; elles sont fières de tirer la soie et comprennent que cela intéresse.

Du haut d’un perron une femme nous appelle. C’est une tisseuse, une taffetaïris ; elle veut nous montrer son métier, l’entrecroisement de la trame, le jeu des navettes. Cette cellule ainsi transformée en atelier demi-rustique est charmante : le métier devant la fenêtre ; de grands rideaux à carreaux blancs et rouges cachent le lit ; des grenades mûrissent sur la traditionnelle table fermée ; et, en haut de la porte, où transparaît à travers le blanc de chaux une devise latine, dans une de ces huches à jour, en noyer luisant, l’orgueil des familles ! des pains, sortant du four, embaument l’air.

Un chemin pierreux semé d’herbes maigres et de lavandes nous conduit au fort Saint-André. A l’entrée, sous un portail bas qui se glisse entre deux monstrueuses tours rondes, une douzaine de gamines et de gamins, pieds nus, ébouriffés, en guenilles, nous regardent venir, et nous suivent sans nous saluer ni rien dire. Ils attendent quelques sous. Dans cette région pontificale on s’est trop longtemps laissé nourrir par l’aumône des couvents, des prélats. De là toute une plèbe désœuvrée et mendiante. Les terribles lazzarones avignonnais, gueux de pailliers, portefaix des quais du Rhône ont fini par disparaître. Ici, dans ce hameau de pauvres gens campés sur les gravats d’un vieux fort, quelque chose des mœurs d’autrefois persiste encore.

D’énormes murs flanqués de tours enserrant un sommet de colline, un couvent tout neuf, et, dans les débris des constructions militaires, une vingtaine de masures.

Au milieu, sur la crête du roc, se dresse une chapelle romane : Notre-Dame de Belvezet. Elle était encore, il y a peu de temps, peinte de fresques primitives pareilles à celles de la Chartreuse. La main sottement pieuse d’une dévote les a fait disparaître.

Nous voudrions monter sur la plate-forme des grandes tours d’entrée, pour voir de là Avignon, le Comtat, et les grandes plaines d’oliviers qui s’étendent derrière Villeneuve. On le pouvait autrefois ; mais les Dames victimes du Sacré-Cœur qui viennent de s’établir au pied, dans l’ancienne abbaye de bénédictins, sur le tombeau de Sainte-Cassarie, ont loué ces tours, pour se mettre à l’abri des regards profanes.

Après cette orgie de murs croulants, et notre fringale archéologique apaisée, nous sommes redescendus, non sans plaisir, par une étroite rue à qui le roc vif sert de pavé, mais vivante au moins et retentissante du bruit des métiers ; puis, laissant la grande route poudreuse, nous avons pris, pour nous rapprocher d’Avignon, un petit sentier qui suit l’eau dans les peupliers blancs et les oseraies.

Il s’agissait d’une Félibrigeade.

Les poètes provençaux avaient eu vent de notre arrivée, et ne voulaient pas nous laisser partir avant le traditionnel dîner. On se rencontre au bout du pont, à l’endroit où sont les bateaux qui servent de moulins.

Il y avait là Théodore Aubanel, l’auteur de la Grenade entr’ouverte, ce merveilleux poëme d’amour, l’intermezzo ensoleillé d’un Henri Heine qui serait bon ; Aubanel, l’auteur de Cabraou, du Pain du péché, deux beaux drames ! l’auteur surtout de la Vénus d’Arles, cet admirable cri païen jailli d’une âme catholique.

Il y avait Félix Gras, un notaire ! mais un notaire de trente ans et qui ressemble à un prince maure.

Il y avait enfin Pierre Grivolas, le doux artiste, le peintre des cueilleuses d’olives, des pêcheurs d’aloses, des gars solides, des filles brunes, des treilles que le soleil couchant enflamme et des oliviers qui s’argentent sous le vent du Rhône.

Mistral n’était pas venu : Mistral a les maçons et se fait bâtir une maison neuve à Maillane.

Anselme Mathieu, le poète des baisers et des bons vins, devenu la veille propriétaire de l’Hôtel du Louvre, vaquait à ses devoirs nouveaux.

Quant à Roumanille, il pressait son Armana, l’almanach des félibres, composant au dernier moment une de ces pièces de vers diamantines qui font à la fois rire et pleurer, ou ces inimitables cascarélètes, « joie, soulas et passe-temps de tous les peuples du Midi ! »

Peut-être désirez-vous savoir ce que sont les félibres ?

Les félibres…

Mais Aubanel avait dit cela, et mieux que je ne pourrai le dire dans un discours prononcé quelques jours auparavant à Forcalquier et dont il corrigeait les épreuves en nous attendant :

« Le 21 mai de l’année 1854, sept jeunes hommes étaient réunis au châtelet de Fontségugne, là-bas dans le Comtat, sur la montagne de Château-neuf-de-Gadagne. Connaissez-vous le châtelet de Fontségugne ? Un nid de rossignols perdu dans le feuillage. Bien sûr un nid de rossignols, car sans cesse les félibres venaient y chanter, au bruit des fontaines gazouillantes, en face de cette autre fontaine poétique, la grande roche blonde de Vaucluse. C’est là, comme dit une préface du Liame de Rasin, que furent applaudis les premiers chants de Mireille, qu’Aubanel a vu sa Grenade en fleur, que Crousillat faisait goûter le miel de sa Ruche, que Mathieu a commencé sa Farandole et que Tavan a fait entendre le tintement de son hoyau.

Les sept jeunes hommes : Brunet et Paul Giéra d’Avignon, Anselme Mathieu de Châteauneuf-du-Pape, Mistral de Maillane, Roumanille de Saint-Remy, Tavan de Gadagne, avec le félibre qui a l’honneur de vous parler, tous embrasés pour le beau, tous enivrés de l’amour de la Provence, en une séance mémorable et solennelle, fondèrent le Félibrige et arrêtèrent le plan du premier Armana.

Nous avons fait du chemin depuis lors, un glorieux chemin !

Déjà, vers 1847, Roumanille avait publié li Margarideto, et le marquis de la Fare-Alais las Castagnados. Mais voici le plus grand événement littéraire de notre renaissance : Mistral nous donne Mireille, et ouvre du même coup au provençal les portes de Paris et de l’Académie. Ah ! ce fut un beau jour de triomphe, et tout ce qui avait une goutte de sang provençal dans les veines en eut la fièvre au cœur ! Les Parisiens nous regardaient étonnés, et les plus revêches, transportés de la grâce et de la splendeur de Mireille, furent vite ses plus ardents louangeurs !

Puis vint la Miougrano entre-duberto d’Aubanel, la Farandoulo d’Anselme Mathieu, la Bresco de Crousillat, la Rampelado de Roumieux, li Parpaioum blu d’un Irlandais, Charles-Guillaume Bonaparte-Wyse ; on ne peut parler de tous. Et de nouveau, Mistral nous donne une épopée où l’âme de la Provence tressaille et chante, il nous donne Calendal, ce frère de lait et de génie de Mireille.

N’est-ce pas que la litanie est charmante ? et, répondez, où trouverez-vous une littérature qui, en si peu d’années, ait produit autant d’œuvres vivantes, enlevantes, accomplies, — disons-le, puisque c’est vrai, — tant de chefs-d’œuvre ! Et cependant il y a encore l’avenir ! Cette puissante terre de Provence enfante sans fin la beauté et la poésie ; il y a encore la moisson de l’an prochain. Regardez si elle est magnifique :

Voici d’abord les Iles d’Or de Mistral, un livre paradisiaque, où il fera bon enfermer sa pensée en rêvant avec le Chef. Puis le poëme des Charbonniers, première et grande œuvre du vaillant Félix Gras, déjà un maître ! Puis les poésies d’Alphonse Tavan, Amour et pleurs, des diamants sertis dans l’or fin.

Les Provençaux — est-il encore besoin de l’affirmer ? — sont de la grande France, et en seront toujours ! Et parce que nous l’aimons, et parce que nous l’adorons, cette France bénie telle que les siècles et Dieu l’ont faite, nous voulons que se souvenant de ses aïeux et de son passé de gloire, le Breton parle librement la langue bretonne, le Basque la langue basque et le Provençal la langue provençale. Et quel mal y a-t-il, voyons ? et où est le danger ?

Sous le soleil et la rosée, sous le brouillard et le nuage, sous le givre et la neige, Dieu sème la graine et fait épanouir la fleur qui convient à toute terre.

Il en est ainsi du langage. C’est pour cela que toute nation tient à sa langue mère ; c’est pour cela que contre tous et contre tout nous voulons maintenir la nôtre, vraiment faite pour notre mer si bleue, notre ciel limpide et azuré, nos pinèdes bronzées et nos olivettes argentées. Nous la maintiendrons, la seule langue qui dise comme nous voulons, comme il nous poind au cœur, nos amours et nos haines, nos tendresses et nos colères, la beauté de nos filles et la fierté de nos jouvenceaux !

Voilà la pensée des félibres, voilà l’œuvre du Félibrige. »

Vivent donc félibrige et félibres !

A propos de la Félibrigeade, une vive discussion s’éleva, discussion grave : Fallait-il dîner aux Chênes-Verts ? Ne valait-il pas mieux dîner à la Bartelasse ? Grivolas tenait pour les Chênes-Verts, alléguant l’usage d’abord, puis la beauté incomparable des arbres, l’art de la mère Abrieu pour improviser un civet, et la proximité du château de l’ami Semenoff dont la cave, paraît-il, n’a pas de verrous. Aubanel préférait la Bartelasse.

— Aux Chênes-Verts, disait Grivolas, nous pourrions, avant dîner, amasser appétit sur la levée, et aller voir les cabanes des pêcheurs d’esturgeons et d’aloses.

— De la Bartelasse, en buvant, reprenait Aubanel, nous verrions Avignon à travers les arbres ; et il chantait : « Du gothique à Avignon — les créneaux et les tours — font des dentelles — dans les étoiles ! »

Cette strophe nous décida.

La table fut dressée à la Bartelasse en plein air et au bord du fleuve, dans une enceinte de roseaux tressés et non loin d’un petit cirque où les taureaux courent parfois le dimanche. Olives noires et olives vertes, fritures d’ânes (rassurez-vous, ce sont d’exquis goujons du Rhône !) écrevisses et coquilles de Vaucluse, avec cela trois doigts de vieux Châteauneuf, ce vin papal désormais introuvable. On boit, on brinde ; l’ombre arrive tandis qu’Aubanel et Gras récitent des vers, tandis que Grivolas me reproche de n’être pas allé au Musée admirer la Mort du jeune Barra, ce chef-d’œuvre républicain du vieux David ; de grands feux sont allumés sous les arbres pour éloigner les moustiques ; tout à coup la lune se lève, si claire dans un ciel pur, qu’une cigale attendrie, prenant cette nuit d’argent pour le jour, se mit à s’égosiller sur nos têtes. C’était exquis de couleur locale.

 

IV

Le pays de Mireille. — Nostradamus et les diables à cornes blanches. — Les ruines de Glanum. — Dans les Alpilles. — L’hôtel de Monte-Carlo. — La ville des Baux au clair de lune.

— Allez aux Baux, nous avait dit Grivolas, et prenez par Saint-Remy si vous voulez voir de jolies Provençales.

Nous partîmes donc pour les Baux en prenant par Saint-Remy.

Les graviers blancs de la Durance une fois franchis sur un pont de je ne sais combien d’arches, le voyage devient charmant à travers une plaine que borne la ligne harmonieuse des Alpilles et partout coupée, non plus de haies de roseaux comme autour d’Avignon, mais de longues lignes de cyprès nains, courbés dans le sens du mistral et qui, de loin en loin, se groupent en un petit bois, serré et noir comme un bois sacré, pour abriter non pas un temple, mais un simple Mas, une ferme.

Nous sommes au pays de Mireille.

On aperçoit Maillane en passant ; le voiturier fait claquer son fouet devant le Mas des Micocoules.

Ici commence la Provence d’Arles. Des Provençales, pour nous voir, se montrent sur le pas des portes ; et leurs rires à belles dents, leurs yeux très vifs quoique plus souvent bleu glauque que noirs, surtout le petit mouchoir mutinement noué sur le front, les font ressembler, dit mon ami, à de jolis diables à cornes blanches. Mais ce n’est là que le négligé du matin. Cette après-midi, elles auront au complet le galant costume arlésien tout dentelle et velours ; le jupon fastueux, mais qui laisse voir le petit pied, le fichu plissé découvrant la nuque, et l’ornement de tête à la fois gracieux et fier avec son ruban plat largement brodé et sa coiffe à jour relevée en coquille.

 

Ne se coiffe pas ainsi, à la Provençale, qui veut. C’est tout un art, presque un secret ; les étrangères ne s’en mêlent guère. Prendre la coiffe (c’est le terme) entraîne une cérémonie, et les fillettes la prennent rarement avant treize ans.

D’ailleurs, c’est dimanche aujourd’hui, et si nous arrivons à Saint-Remy pour la sortie de la grand’messe, nous pourrons admirer les Provençales dans leurs atours.

Toute la ville est dehors, les hommes devant les cafés, les chatounes en train de se promener sous les platanes. Elles viennent par groupes, embrassées, nous regarder, et pas une n’oublie de rire de notre débraillé de touriste.

Une anecdote pour nous venger :

A Saint-Remy, un jour, Nostradamus vieux de plus de cent ans, et meilleur devin que jamais, prenait le soleil devant sa porte.

Une fillette passa :

— Bonjour, moussu Nostro-Damo !

— Bonjour filleto !

Demi-heure après, la fillette revint, pimpante, le ruban au vent :

— Bonjour, moussu Nostro-Damo !

— Bonjour, fremeto !

Et la galante San-Roumienque rougit ; la petite fille, en effet, avait eu le temps entre deux bonjours de devenir petite femme.

Ran tan plan !… Rrran ! Le tambour annonce des courses pour l’après-midi.

— Pourvu qu’il ne pleuve pas ! disent les gens, en regardant le ciel qui se couvre et de larges gouttes qui s’écrasent sur le pavé fait de galets.

— Ce ne sera rien : un simple nuage qui se secoue.

Nous pouvons, en tous cas, aller visiter les antiques, et revenir, s’il y a lieu, à temps pour les taureaux.

Un arc de triomphe, un mausolée au bout d’une avenue solitaire. Mais que ces ruines sont d’un admirable effet, près de ce champ d’oliviers, au pied de ces collines grises, si pures de forme, si grandes de proportions et pareilles sans doute aux collines des environs d’Athènes.

Sous les antiques s’ouvrent d’immenses carrières, telles encore que les Romains les ont laissées après en avoir extrait tout Arles, pierre par pierre, les arènes, le théâtre, le cirque et les aqueducs. A côté, il y a un champ où, dans les ravines laissées par la pluie, les gamins recueillent parfois, à fleur de terre, des débris de poterie, une monnaie romaine ou grecque, la Diane de Marseille, le crocodile enchaîné de la colonie nîmoise. C’est, avec quelques restes de constructions, des traces de fours, des appuis de poutres taillés dans le rocher, tout ce qui reste de la cité de Glanum qui, au temps des Constantins, gardait le défilé des Alpilles.

J’ai vu une fois, il y a dix ans bientôt, ces ruines vivantes. La Provence félibresque fêtait la Catalogne à Saint-Remy. Mistral, debout sur le piédestal du tombeau, récitait des vers à la foule ; Albert de Quintana, Victor Balaguer, depuis ministre, mais alors simplement poète et proscrit, lui répondaient dans le bruit de plus en plus rapproché des tambourins et des fifres. Bientôt les farandoles arrivèrent, et la pegoulade, — t’en souviens-tu, ô Monselet ! toi qui voulus porter la torche ! — la pegoulade s’allumant descendit vers la ville comme une rivière de flammes.

Décidément les courses n’auront pas lieu. Le sol de l’arène n’a pas eu le temps de sécher et une glissade devant les cornes des taureaux serait dangereuse. D’ailleurs, voici que la pluie recommence à tomber. Mais c’est une pluie du Midi, intermittente et tiède, avec des éclaircies bleues égayées de chants d’oiseaux.

Que faire à Saint-Remy ? Les Baux ne sont guère qu’à douze kilomètres ; si nous allions aux Baux dès ce soir ?

— En suivant ce canal jusqu’à la route neuve, nous dit une vieille femme, puis la route neuve tout droit, vous pouvez arriver dans trois petites heures.

— Et trouvera-t-on de quoi souper, de quoi coucher ?

— Oh ! je crois bien ; il y a maintenant une auberge, des chambres.

Nous voilà partis ! Il s’agit de traverser la montagne avant la nuit, car les Baux regardent du côté d’Arles, sur l’autre versant des Alpilles.

On suit d’abord un vallon triste, monotone, entre des mamelons boisés de chênes kermès et coupés çà et là de quelques champs d’amandiers. Mais au bout d’une heure de marche, le paysage s’affine, se découpe ; la route s’en va serpentant en corniche à vingt mètres au-dessus d’un torrent sans eau.

Là-haut, deux grands blocs debout indiquent l’entrée des gorges. La pluie ne cesse pas, la nuit s’avance ; nous nous pressons. Enfin aux dernières heures du crépuscule apparaît à nos pieds le « déluge pétrifié », l’immense cirque de roches entassées, trouées, déchiquetées comme les banquises polaires, avec ces escarpements concentriques, ces profonds abîmes, ces Baux, où la légende veut que Dante ait pris le dessin et le nom des Balsi des cercles de son Enfer. Au milieu, la Ville à peine visible sur le ciel et confondant ses ruines blanches avec le piédestal de calcaire éboulé qui la porte.

Descendons au fond de l’entonnoir, à Baux-Manière où broute la chèvre d’or. Tandis que nous allons en un sens, le vent remonte en sens contraire, et cela d’une telle vigueur, dans le couloir étroit par où le chemin passe, qu’il nous faut, pour avancer, piquer de la tête et courir. A Baux-Manière (qu’il vaudrait peut-être mieux appeler Baumo-Niéro, grotte noire), passe en l’air une chauve-souris. C’est, avec un lapin effaré et un merle, les seuls êtres vivants que nous ayons rencontrés depuis notre départ de Saint-Remy.

La pluie ne tombe plus ; mais il est nuit close. Vainement nous levons la tête. Des Baux, qui doivent être là, qui sont là certainement, nous n’apercevons rien : pas un toit, pas une fenêtre éclairée ; partout des rochers sur lesquels se détache dans le noir la meurtrissure blanche des carrières.

Pour comble d’embarras, trois sentiers ! nous choisissons le plus beau. Au bout d’un instant, nous reconnaissons qu’il nous égare. C’est le plus ruiné qu’il fallait prendre, le plus en harmonie avec le tas de ruines que nous cherchons. Essayons de celui-ci, suffisamment croulant et pierreux ; il serait cruel, trempés et affamés comme nous sommes, d’errer longtemps ainsi, à deux pas du but.

Nous montons… Une cloche sonne, des voix parlent dans l’ombre au-dessus de nous.

— Hé ! braves gens, crions-nous sans voir personne, braves gens, le chemin des Baux ?

— Encore une enjambée, et vous êtes dans la ville.

La ville !

En effet, voici un portail, une rue en escalier, ruinée, et tout en haut, sur une terrasse qui sert de place publique, les Baussenqs en train de considérer l’air du temps, entre deux averses.

Nous demandons l’auberge ; on nous répond : — Voici l’hôtel.

J’aurais difficilement reconnu, sous sa toilette neuve et blanche, la vieille auberge du père Cornille, où Gounod composa Mireille. C’est un hôtel maintenant, l’hôtel de Monte-Carlo, s’il vous plaît, ainsi qu’il appert de l’enseigne.

Monte-Carlo ! que vient faire ici ce nom italien, ce souvenir du trente-et-quarante ? Interrogeons nos souvenirs historiques : Les princes de Monaco, sous Louis XIII ou Louis XIV, possédaient, il me semble, la seigneurie des Baux, et sans doute… Mais notre hôte, M. Moulin, un Baussenq qui a voyagé, coupe court à mes savantes inductions en me disant qu’avant la guerre il était chef de cuisine chez M. Blanc.

Dîner exquis, inattendu, dîner moderne dans une salle à manger ogivale, tandis que la pluie — elle peut tomber à l’aise, maintenant ! — recommence, et que le vent mugit en bas dans le Val d’Enfer et le Trou des Fées ; dîner pittoresque d’ailleurs et suffisamment provençalisé par les beaux yeux de quinze ans et le galant costume de mademoiselle Maria Moulin qui nous sert, par quelques bouteilles de vin du cru et par un de ces petits fromages de chèvre, conservés sous une triple couche de poivre d’âne, de lavande et de thym, que Belaud de la Belaudière, le Ronsard provençal, chantait au XVIe siècle, en ses sonnets : — « A la ville des Baux, pour un florin ou deux, — vous avez de fromageons un plein tablier, — Qui comme sucre fin fondent à la gorge… »

Hélas ! Richelieu a canonnée les Baux ; le château n’est plus, la ville s’est dépeuplée, mais le vin pétille toujours et toujours les fromageons embaument comme au temps du poète ligueur.

Au dessert, M. Moulin, qui décidément n’est pas un hôtelier ordinaire, vint trinquer avec nous et nous parler du pays, de son histoire ; il nous récita le passage de Calendal sur les princes des Baux : « Race d’aiglons jamais vassale — Qui, de la pointe de ses ailes, — Effleura la crête de toutes les hauteurs… » Il nous dit leur blason : une étoile d’or à je ne sais combien de rais, l’étoile des mages (car les princes des Baux descendent de Balthazar, le roi nègre), avec l’aventureuse devise : « Au hasard, Balthazar ! » Il nous dit leurs hauts faits, leurs rapines et leurs galanteries, les massacres, les cours d’amour ! Il nous montra une tresse de femme trouvée par lui, sous une dalle, tresse d’Huguette des Baux, ou d’Azalaïs ou de Sibylle, fauve et lourde comme l’or et que l’on dirait coupée d’hier.

Puis il nous décrivit les merveilles qu’il faudrait voir le lendemain. La ville d’abord, cette Pompéi moyen âge qui contint dix mille habitants, et n’en a pas trois cents aujourd’hui, les rues désertes, les maisons vides, le puits, le colombier, la chapelle, tout un flanc de montagne dallé pour alimenter la citerne, les remparts taillés dans le rocher vif, les énormes tours tombées d’un bloc, et l’admirable vue qui se découvre de l’esplanade : la Crau et son désert de cailloux roulés, le Rhône, le pays d’Arles, la Camargue, les bords du Vaccarès où paissent les taureaux et les chevaux sauvages, et, à l’horizon, la mer qui brille.

Et ce n’est pas tout, continuait en riant M. Moulin, il y a au bas de la montagne une fontaine à trois canons d’où l’on montait l’eau à dos de bourriquet avant qu’on eût réparé la citerne. Tout près, dans un jardin, vous verrez le pavillon de la reine Jeanne, il est du temps de François Ier : de la pierre qu’on dirait brodée ! et de l’autre côté, vers Maussane, sous la grande tour du château, un énorme bloc détaché sur lequel sont sculptées en relief trois figures romaines. Cela représente, assurent les savants, Marius, sa femme et sa prophétesse. Les gens pieux au contraire y ont vu les trois Marie et ont bâti une chapelle au pied.

— Mais papa, je t’assure que tu ennuies ces messieurs, dit mademoiselle Maria, tu leur enlèveras tout le plaisir.

— Je vous ennuie ?…

— Dieu préserve, monsieur Moulin !

— Puis nous parcourrons les gorges, le val d’Enfer, le trou des fées, vraies fentes bourrées de verdure, aussi fraîches que le roc est aride, et où jamais un rayon n’a pénétré.

— Superbe !

— Vous trouverez cela superbe demain ; mais c’est égal, même s’il fait beau, vous n’aurez rien vu. Qui veut voir les Baux doit les voir la nuit et au clair de la lune.

Ce disant, M. Moulin, inquiet du temps, ouvrit la fenêtre.

— C’est trop de chance !

Pendant que nous causions, le vent avait chassé les nuages et la lune inondait de ses clartés bleues la ville et le vallon, la ligne altière des tours et les découpures étranges des roches.

Nous avons vu les Baux la nuit. Tant que la lune à duré, malgré la fatigue, nous nous sommes promenés à travers un paysage de féerie. Une fois couchés, nous avons fait deux rêves : Mon ami, âme guerrière et tendre, rêvait qu’il était troubadour, et qu’il épousait mademoiselle Maria, laquelle avait des cheveux d’or et s’appelait Huguette. J’eus un rêve plus bourgeois : j’étais fort riche et je m’achetais un palais brodé à jour et dominant l’abîme, dans cette étrange ville des Baux où les palais se vendent quatre-vingts francs.