Depuis fort longtemps, chose invraisemblable, les citadins de Canteperdrix n’avaient plus tremblé. Cela ne laissait pas de les taquiner, car un peu de terreur sans motif, un léger frisson artificiellement obtenu sont pour tout bon bourgeois français une sensation délicieuse.

Mais voilà ! tout allait malheureusement sur des roulettes : le blé se dorait, le raisin gonflait, les journaux prêchaient la confiance.

Vainement la haute société feignait encore de s’effrayer, vainement la douairière de Castel-Croulant décommandait ses robes d’hiver, vainement le vicomte de Castel-Croulé, prêt à une nouvelle émigration, faisait ouvertement réparer sa berline, une berline à ressorts de cuir, à panneaux écussonnés, d’antiquité vénérable, que tout le monde pouvait voir au Portail neuf, devant l’atelier du charron, levant vers le ciel ses brancards dans une attitude d’effarement et de vague fuite !

La confiance régnait quand même ! Plus de conférences effarées, au cercle, tous les dos en rond ; plus de promenades autour des remparts, avec des silences subits, des regards inquiets quand passe quelqu’un, et la conversation continuée à voix basse. On rentrait sans revolver à travers les rues désertes après minuit ; on ne poussait guère les verrous que par habitude ; et l’éclair de l’allumette-bougie faisant reluire comme argent les murs du corridor passé au lait de chaux ne montrait désormais, même aux moins braves, aucun fantôme d’individu suspect se dissimulant dans un angle noir. Et pourtant on était en République ! Comme républicains, les Cantoperdiciens étaient satisfaits, mais, comme bourgeois aimant à trembler, quelque chose manquait à leur bonheur.

Tel était l’état des esprits à Canteperdrix quand survint un événement qui, de longues années encore, défraiera les conversations.

Il faut savoir que, pour marquer les heures lentes de son existence, cette paisible et peu industrieuse cité possède de temps immémorial une vieille horloge à jaquemart, perchée tout en haut d’une vieille tour. Cette tour, qui a des meurtrières pour fenêtres et dont la porte étroite et basse est comme une fente entre deux blocs énormes que retiennent des crampons de fer, jouit dans le pays d’une renommée mystérieuse. Les conseillers municipaux qui parfois y pénétrèrent pour vérifier une réparation ou dresser un état des lieux ont rapporté de là l’impression peu rassurante d’un voyage dans le vide et le noir, par des escaliers vermoulus, sur des passerelles branlantes, avec la menace perpétuelle de lourds contre-poids en pierre de taille pendant sur la tête au bout de poulies, sans compter l’effrayant va-et-vient du balancier, et, si l’on est surpris par l’heure de la sonnerie, le tapage infernal de toute la mécanique subitement détraquée, du cliquet qui part, du volant qui ronfle, des roues qui grincent et des grands coups de cloche qui font trembler la tour et tomber le crépi des murs.

C’est, en somme, un endroit que personne ne visite guère ; et le vieil horloger qui, depuis près de quarante ans, une fois tous les trois jours, remonte l’horloge, a bien raison de considérer l’horloge et la tour comme sa propriété.

Un original, ce vieil horloger. Grand chasseur à ses moments perdus, éducateur passionné de toutes sortes d’animaux, il avait fini par faire de la tour d’horloge une arche de Noé véritable. Des pigeons y nichaient, des lapins y gîtaient, une famille de furets y vivait paisible sous une caisse, et, sur la porte, dans une cage, une chouette de la bonne espèce, excellente pour la pipée, roulait des yeux d’or et faisait de grands saluts en soufflant. Tout cela n’était pas sans inconvénients : les pigeons, au temps des amours, se posaient par couples sur les contre-poids, accélérant le mouvement et précipitant la fuite des jours d’une manière exagérée ; d’autres fois, comme il arrive au boa repu qui digère, l’horloge s’arrêtait net, toute apparence de vie suspendue, ayant quelque lapin trop curieux pris aux dents de ses engrenages.

Des observations furent faites, et le vieil horloger, pour ne pas heurter l’opinion publique, supprima pigeons et lapins ; puis, l’opinion publique calmée, peu à peu il avait repris ses habitudes, les pigeons étaient revenus, les lapins avaient suivi les pigeons, et, le jour même où se passe cette histoire, à la nuit tombante, on aurait pu voir notre homme introduire dans la tour furtivement et attacher au bas de l’escalier, par une forte ficelle, un renardeau qu’un amateur lui avait donné à dresser.

L’horloger, sans doute, ne prévoyait pas que la présence de ce renardeau dans la tour dût être pour Canteperdrix un événement considérable.

La lune brillait, la ville dormait, et les habitants, sous leurs rideaux, rêvaient voluptueusement à des commotions politiques.

Soudain Jaquemard se met à sonner : un coup, deux coups, trois coups… douze coups ! — « Déjà minuit ! comme le temps passe ! » Treize coups ! — « Ce n’est pas possible ! sûrement, nous aurons mal compté. » Quatorze coups, et quinze, et seize ! — « Les cent heures, on sonne les cent heures ! » Et Jaquemard en effet sonnait les cent heures, il en sonnait même un peu plus de cent, répandant dans l’air le souvenir des époques troubles où tant de fois, dans la nuit, les cent heures sonnèrent, souvenirs un peu brouillés de terreur blanche et de terreur rouge, de 93 et de thermidor.

Les bonnes gens qui aiment à trembler en eurent leur compte cette nuit-là. Des fenêtres s’ouvraient, des têtes coiffées de blanc apparaissaient, des dialogues s’échangeaient d’une maison à l’autre : — « Le branle-bas, monsieur ! mon journal l’avait bien prédit !… — C’est drôle, il n’y a personne dans les rues… — Recouchons-nous, si vous m’en croyez ; On saura à quoi s’en tenir demain matin. »

Le lendemain il y eut de la désillusion quand on apprit qu’un simple renardeau était cause de tout ce vacarme.

Voici comment, d’après l’horloger, s’était passée la chose : l’animal, c’est du renardeau qu’il s’agit, probablement pris d’épouvante au bruit nouveau pour lui du balancier et des roues, rompant son attache et se culbutant dans le noir de la tour à travers cordages et engrenages, avait fini par sauter d’un bond éperdu sur le contre-poids de la sonnerie qui, sous cette surcharge, s’était mis à descendre furieusement, tirant sur le battant à casser la cloche.

N’importe, on avait tremblé (c’est bien le moins qu’on tremble un peu en République), et les citadins de Canteperdrix se souviendront longtemps avec plaisir des cent heures du renardeau.