Léon Tolstoï
« Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent.
« Mais moi je vous dis de ne pas résister à celui qui vous fait du mal ; mais si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l’autre. »
(Matthieu, v. 38-39.)
« … C’est à moi que la vengeance appartient ; je la rendrai ; dit le Seigneur. »
(Paul, Épître aux Romains, xii, 19.)
I
Chez un pauvre paysan un fils est né. Le paysan s’en réjouit. Il va chez son voisin et le prie d’être parrain. Le voisin refuse : être parrain chez un pauvre diable, ce n’est guère tentant. Le pauvre paysan s’en va chez un autre ; l’autre refuse aussi. Il fait le tour du village, mais personne ne veut accepter d’être parrain.
Le paysan se rend au village voisin. Sur la route il rencontre un passant. Le passant s’arrête et lui dit :
— Bonjour, paysan. Où Dieu conduit-il tes pas ?
Le paysan répondit :
— Dieu m’a donné un enfant, pour que je le soigne dans son enfance, et que lui console ma vieillesse et prie pour mon âme après ma mort. Je suis si pauvre que personne de notre village n’a voulu accepter d’être parrain.
— Prends-moi pour parrain, dit alors le passant.
Le paysan tout heureux remercia le passant et dit :
— Et qui prendrai-je pour marraine ?
— Pour marraine, répondit le passant, demande la fille du marchand. Va dans la ville, sur la place, tu verras une maison avec des boutiques ; au seuil de la maison demande au marchand de te donner sa fille pour marraine.
Le paysan hésitait. Il dit enfin :
— Mais, compère, comment demander cela à un marchand, à un riche ? Il refusera ; il ne voudra pas laisser venir sa fille.
— Ne t’inquiète pas de cela. Va et demande. Demain matin, sois prêt ; je viendrai pour le baptême.
Le pauvre paysan s’en revint à la maison, attela et se rendit à la ville, chez le marchand. Il laissa le cheval dans la cour. Le marchand vint lui-même au devant de lui.
— Que veux-tu ? dit-il.
— Mais, monsieur le marchand, voilà ! Dieu m’a donné un enfant pour que je le soigne dans son enfance, et que lui console ma vieillesse et prie pour mon âme après ma mort !… Sois bon, laisse venir ta fille pour être sa marraine.
— Quand se fera le baptême ?
— Demain matin.
— C’est bien. Dieu t’accompagne. Demain, à la messe, elle viendra.
Le lendemain, la marraine arriva, le parrain aussi ; l’enfant fut baptisé.
Aussitôt la cérémonie terminée, le parrain sortit, sans même qu’on pût savoir qui il était. Et on ne le revit point.
II
L’enfant grandit ; en grandissant il faisait la joie de ses parents. Il était fort, travailleur, intelligent et docile. Le garçon allait avoir ses dix ans quand ses parents le mirent à l’école. Il apprit en un an ce que les autres apprennent en cinq : il n’y avait plus rien à lui apprendre.
La semaine sainte arriva. Le garçon alla chez sa marraine lui présenter ses souhaits. De retour chez lui il demanda :
— Dites-moi, papa et maman, où demeure mon parrain ? Je voudrais bien aller lui souhaiter la fête.
Le père et la mère lui dirent :
— Mon cher petit, nous ne savons pas où demeure ton parrain. Cela nous chagrine même beaucoup. Nous ne l’avons pas vu depuis qu’il t’a tenu sur les fonts baptismaux, et nous n’avons pas entendu parler de lui, et nous ne savons pas où il demeure ni même s’il est encore de ce monde.
L’enfant salua ses parents.
— Mon petit père et ma petite mère, dit-il, laissez-moi chercher mon parrain. Je veux le trouver pour lui souhaiter la fête.
Le père et la mère le laissèrent partir, et l’enfant se mit à la recherche de son parrain.
III
Le garçon sortit de la maison et s’en alla sur la route. Après une demi-journée de marche, il rencontra un passant. Celui-ci s’arrêta.
— Bonjour, garçon, dit-il. Où Dieu porte-t-il tes pas ?… Le garçon lui répondit : — Je suis allé chez ma marraine pour lui souhaiter la fête ; et de retour à la maison j’ai dit à mes parents : « Où demeure mon parrain ? Je voudrais lui souhaiter la fête. » Et mes parents m’ont répondu : — « Mon petit, nous ne savons pas où demeure ton parrain. Aussitôt après le baptême il nous quitta et nous n’avons jamais entendu parler de lui. Nous ignorons même s’il vit encore. » Mais comme je veux voir mon parrain, voilà, je vais le chercher.
— Je suis ton parrain, dit le passant.
L’enfant était ravi. Il lui souhaita la fête ; ils s’embrassèrent.
— Et où vas-tu maintenant, mon parrain ? demanda le garçon. Si c’est de notre côté, viens chez nous ; et si tu vas chez toi je t’accompagnerai.
Le parrain dit :
— Je n’ai pas le temps maintenant d’aller chez tes parents, j’ai affaire en plusieurs villages. Mais je rentrerai demain chez moi ; alors tu pourras venir.
— Et comment te trouverai-je, parrain ?
— Voilà ! Tu marcheras du côté où le soleil se lève, toujours tout droit. Tu arriveras dans une forêt ; au milieu de la forêt tu trouveras une clairière. Assieds-toi là, repose-toi, et regarde ce qui arrivera. Remarque bien ce que tu verras, et va plus loin. Marche toujours tout droit. Tu sortiras de la forêt, tu trouveras un jardin, et dans le jardin un palais au toit d’or. C’est là que je demeure. Approche-toi de la grande porte ; j’irai moi-même à ta rencontre.
Et ayant prononcé ces mots, le parrain disparut aux yeux du filleul.
IV
Le garçon fit ce que lui avait ordonné son parrain. Il marcha, marcha, et atteignit une forêt. Là il trouva une clairière ; au milieu de la clairière il y avait un pin. À une haute branche du pin était attachée une corde au bout de laquelle pendait un gros morceau de bois de trois pouds. Sous ce morceau de bois se trouvait un baquet avec du miel. Avant que le garçon ait eu le temps de se demander pourquoi ce miel se trouvait là, ainsi que le morceau de bois, il entendit du bruit dans la forêt, et il vit arriver des ours.
L’ourse venait en avant, derrière elle un ourson d’un an, et peu après trois petits oursons. L’ourse leva le nez et alla vers le baquet ; les oursons la suivirent. L’ourse plongea son museau dans le miel, appela les oursons qui accoururent et se mirent à manger. Le morceau de bois un peu écarté revint à sa position première en poussant légèrement les oursons. L’ourse s’en aperçut et d’un coup de patte repoussa le bois. Le bois s’écarta encore davantage et frappa les uns dans le dos, les autres sur la tête. Les oursons se mirent à crier et s’éloignèrent. La mère grogna sourdement, saisit des deux pattes le morceau de bois et le repoussa avec force loin d’elle. Le morceau de bois s’envola bien haut. L’ourson revint vers le baquet, mit son museau dans le miel et mangea ; les autres oursons se mirent aussi à se rapprocher. Mais avant qu’ils eussent eu le temps d’arriver, le morceau de bois retombait sur le premier ourson, l’atteignait à la tête, et le tuait raide.
L’ourse se mit à gronder plus fort qu’auparavant et repoussa le bois de toutes ses forces. Le morceau de bois monta plus haut que la branche, la corde même s’infléchit. L’ourse et les petits oursons retournèrent au baquet. Le morceau de bois montait, montait ; puis il s’arrêta et commença à redescendre.
Plus il descendait, plus il allait vite. Il arriva sur l’ourse avec une telle vitesse que, la frappant à la tête, il lui brisa le crâne. L’ourse tournoya sur elle-même, tomba, raidit ses pattes et mourut. Les petits oursons s’enfuirent.
V
L’enfant tout surpris poursuivit sa route. Il arriva à un grand jardin ; dans le jardin il y avait un beau palais avec un toit d’or. À la grande porte se tenait le parrain souriant. Il salua son filleul, le fit entrer et ensemble ils traversèrent le jardin. Même en rêve, le petit garçon n’avait jamais vu rien d’aussi merveilleux que ce jardin.
Le parrain fit entrer l’enfant dans les chambres de son palais. Les chambres sont encore plus éblouissantes. Le parrain conduit le garçon dans toutes les pièces, et toutes sont plus belles, plus gaies les unes que les autres. Il l’amène devant une porte scellée.
— Tu vois cette porte, dit-il ; elle n’a pas de serrure, elle est scellée seulement. On peut l’ouvrir, mais tu n’y dois pas entrer. Demeure ici tant que tu voudras, promène-toi à ta guise, jouis de tous les plaisirs, mais seulement ne franchis pas cette porte ; et si tu la franchis, rappelle-toi alors ce que tu as vu dans la forêt.
Alors le parrain prit congé de son filleul. Le filleul resta seul dans le palais et y vécut. Il s’y trouvait si bien, si heureux, qu’il pensait n’y avoir vécu que trois heures, et il y était depuis trente ans. Au bout de ces trente ans, le filleul s’approcha une fois de la porte scellée et pensa :
« Pourquoi mon parrain m’a-t-il défendu d’entrer dans cette chambre ? Je vais aller voir ce qu’il y a là. »
Il poussa la porte ; les scellés se brisèrent ; et la porte s’ouvrit. Le filleul y pénétra, et vit un salon plus grand, plus merveilleux que tous les autres. Au milieu il y avait un trône en or. Le filleul marcha à travers le salon, s’approcha du trône, en gravit les degrés et s’y assit. Une fois assis, il vit près du trône un sceptre qu’il prit entre ses mains.
Aussitôt qu’il eut saisi le sceptre les murs du salon s’évanouirent.
Le filleul, regardant autour de lui, vit le monde entier et tout ce que les hommes font dans le monde. Il regarde tout droit, il voit la mer : des bateaux voguent. Il regarde à droite, et voit des peuples étrangers, hérétiques. Il regarde à gauche, ce sont des chrétiens, mais non des Russes. Il regarde derrière lui : ce sont les Russes.
« Maintenant je vais voir comment vont les affaires chez nous, si le blé a bien poussé », pense-t-il. Il regarde son champ et voit les gerbes qui ne sont pas encore toutes mises en meules. Il se met à compter les meules pour savoir s’il y a beaucoup de blé, et il voit une charrette qui traverse le champ ; un paysan est dedans. Le filleul croit que c’est son père qui vient pendant la nuit enlever son blé. Mais il reconnaît que l’homme qui est dans la charrette, est un voleur : Vassili Koudriachev.
Le voleur s’approche des meules, les charge sur la charrette. Le filleul pris de colère s’écrie : « Petit père ! on vole les gerbes de ton champ ! » Le père s’éveille en sursaut. « J’ai rêvé, dit-il, qu’on me volait mes gerbes ; je vais voir. » Il monte à cheval et part. Il arrive à son champ. Il aperçoit Vassili. Il appelle les paysans. On bat Vassili, on le lie et on le mène en prison…
Ensuite le filleul regarde la ville où demeure sa marraine. Il la voit mariée à un marchand. Elle dort, et son mari se lève et court chez une maîtresse. Le filleul crie à la femme du marchand : « Lève-toi, ton mari te trompe ! »
La marraine se lève vivement, s’habille, trouve la maison où est allé son mari, l’accable d’injures, le chasse de chez elle et bat la maîtresse.
Ensuite le filleul regarde sa mère, il la voit couchée dans l’izba. Un brigand pénètre dans l’izba, et se met à briser les coffres. La mère s’éveille, pousse un cri. Alors le brigand saisit une hache, la lève au-dessus de sa mère. Il va la tuer.
Le filleul ne peut se retenir ; il lance le sceptre sur le brigand. Le brigand atteint à la tempe tombe raide mort.
VI
Aussitôt que le filleul a tué le brigand, les murs se referment et le salon reprend son aspect primitif.
La porte s’ouvre et le parrain entre. Il s’approche de son filleul, le prend par la main, le fait descendre du trône et lui dit :
— Tu m’as désobéi. La première action mauvaise que tu aies faite, c’est d’avoir ouvert la porte défendue ; la deuxième mauvaise action que tu aies faite, c’est d’être monté sur le trône et d’avoir pris en main mon sceptre ; la troisième mauvaise action que tu aies faite, c’est d’avoir ajouté beaucoup de mal dans le monde. Encore une heure et tu bouleversais la moitié du genre humain.
Le parrain fit alors remonter le filleul sur le trône et lui mit le sceptre entre les mains. De nouveau les murs disparurent et de nouveau l’on vit tout.
— Regarde maintenant ce que tu as fait à ton père, dit le parrain. Vassili a passé une année en prison. Il y a appris tout le mal et il est devenu une vraie brute. Regarde, le voilà qui vole deux chevaux chez ton père, et, tu le vois, il met le feu, à l’izba. Voilà ce que tu as fait à ton père.
Dès que le filleul eut vu la flamme dévorer la maison de son père, le parrain lui déroba ce spectacle et lui ordonna de regarder d’un autre côté.
— Voici le mari de ta marraine, dit-il. Depuis un an qu’il a quitté sa femme, il court avec d’autres ; tandis qu’elle, de chagrin, s’est mise à boire ; et la maîtresse s’est perdue tout à fait. Voilà ce que tu as fait à ta marraine.
Le parrain lui déroba aussi ce spectacle et fit voir au filleul la demeure de ses parents. Il aperçut sa mère. Elle pleurait sur ses péchés ; elle se repentait et disait : « Mieux aurait valu être tuée par le brigand. Je n’aurais pas commis tant de péchés ! »
— Voilà ce que tu as fait à ta mère.
Le parrain lui déroba aussi ce spectacle, et le fit regarder en bas. Le filleul aperçut le brigand : deux gardes le tenaient devant la prison.
Et le parrain dit :
— Cet homme a tué neuf personnes. Il devait lui-même racheter ses péchés ; mais tu l’as tué, tu t’es donc chargé de tous ses péchés ; c’est maintenant à toi d’en répondre. Voilà ce que tu t’es fait à toi-même. L’ourse a une fois repoussé le morceau de bois, elle a dérangé ses oursons. Elle l’a repoussé une seconde fois, elle a tué l’ourson. Elle l’a repoussé une troisième fois, elle s’est tuée elle-même. C’est ce que tu as fait aussi. Je te donne un délai de trente ans. Va dans le monde et rachète les péchés du brigand ; sans quoi, c’est toi qui seras puni à sa place.
— Mais comment racheter ses péchés ? demanda le filleul.
— Quand tu auras détruit dans le monde autant de mal que tu en as fait, alors tu rachèteras tes péchés et ceux du brigand.
— Mais comment détruire le mal ? demanda le filleul.
Le parrain répondit :
— Marche tout droit du côté où le soleil se lève. Tu trouveras un champ ; dans le champ, des gens. Observe ce que font les gens, et apprends-leur ce que tu sais. Puis va plus loin, et remarque tout ce que tu verras. Le quatrième jour tu arriveras dans une forêt ; dans la forêt tu trouveras une chaumière ; dans cette chaumière demeure un ermite. Raconte-lui tout ce qui est arrivé. Il t’instruira. Quand tu auras fait tout ce que l’ermite t’aura ordonné, alors tu rachèteras tes péchés et ceux du brigand.
Et le parrain reconduisit le filleul hors du palais.
VII
Le filleul partit. Tout en cheminant il pensait : « Comment puis-je détruire le mal dans le monde ? Détruit-on le mal dans le monde en déportant les gens, en les emprisonnant, en les tuant ? Que dois-je faire pour ne pas prendre le mal sur moi et ne pas me charger des péchés des autres ? »
Et le filleul réfléchissait, réfléchissait, sans pouvoir résoudre la question.
Il marche, marche, et arrive dans un champ. Un blé serré couvrait ce champ, et c’était le temps de la moisson. Le filleul remarqua qu’un veau s’était aventuré dans le blé. Les moissonneurs s’en aperçurent aussi. Ils montèrent à cheval et pourchassèrent le veau en tous sens, à travers le blé. Dès que le veau voulait sortir du blé, arrivait un cavalier ; le veau effrayé s’enfonçait de nouveau dans le blé ; et de nouveau on le poursuivait. Sur la route, la femme pleurait et disait :
— Ils vont estropier mon veau !
Le filleul dit alors aux paysans :
— Pourquoi vous y prenez-vous ainsi ? De cette façon vous n’en viendrez jamais à bout. Sortez tous du blé et que la femme appelle son veau.
Les paysans obéirent. La femme s’approcha du champ et se mit à appeler le veau. Celui-ci tendit l’oreille, écouta et courut vers la femme. Il alla tout droit à elle, et frotta si fort son museau contre elle qu’elle faillit tomber. Les paysans, la femme et le veau étaient tous contents.
Le filleul poursuivit sa route et pensa : « Je vois maintenant que le mal est engendré par le mal. Plus les gens poursuivent le mal, plus ils l’augmentent. On ne doit donc pas détruire le mal par le mal. Mais comment le détruire ? Je l’ignore. Le veau a écouté sa maîtresse, c’est bien ; mais s’il ne l’avait pas écoutée, comment le faire sortir ? »
Et le filleul réfléchissait, réfléchissait, sans pouvoir trouver de solution. Il marcha plus loin.
VIII
Il marcha, marcha, et arriva dans un village. Il demanda à la patronne de la dernière izba du village, de le laisser coucher chez elle. Elle y consentit. Elle était seule dans l’izba, en train de nettoyer. Le filleul monta sur le poêle et se mit à regarder ce que faisait la patronne. La patronne a lavé l’izba et se met à laver la table. Elle a lavé la table et se met à l’essuyer avec un torchon sale. Elle essuie d’un côté, la table ne s’essuie pas, le torchon sale laisse des traces boueuses sur la table. Elle se met à essuyer l’autre côté ; puis elle frotte en long ; c’est toujours pareil : elle fait de la boue avec son torchon sale. Une tache apparaît après l’autre.
Le filleul regarda, regarda et dit :
— Qu’est-ce que tu fais là, patronne ?
— Tu vois que je lave pour la fête ? Mais je ne peux en venir à bout. C’est tout sale. Je suis éreintée.
— Mais tu devrais d’abord laver ton torchon, et après tu essuierais.
La patronne fit ce qu’il lui disait, et lava ensuite les tables.
— Merci, dit-elle, de m’avoir appris.
Le lendemain matin, le filleul prit congé de la patronne et continua sa route. Il marcha, marcha, et arriva dans une forêt. Il vit des paysans occupés à courber des jantes. Le filleul s’approcha et vit les paysans tourner ; mais la jante ne se courbait pas. Le filleul regarda et vit que le support, n’étant pas assujetti, tournait avec la jante.
Ayant regardé un moment le filleul dit :
— Que faites-vous là, frères ?
— Mais voilà, nous courbons des jantes. Deux fois déjà nous les avons trempées dans l’eau bouillante ; nous sommes éreintés, et le bois ne veut pas ployer.
— Mais vous devriez assujettir le support, frères ; autrement il tourne en même temps que vous.
Les paysans assujettirent le support et tout marcha bien.
Le filleul passa une nuit chez eux et poursuivit sa route. Il marcha toute la journée et toute la nuit. À l’aube il rencontra des bergers. Il se coucha près d’eux et vit qu’ils étaient en train de faire du feu. Ils prenaient des brindilles sèches, les allumaient, et, sans leur donner le temps de brûler, mettaient par-dessus de la broussaille humide.
Le feu s’éteint. Les bergers rallument encore des branches sèches, et de nouveau jettent sur la petite flamme, une grande quantité de broussaille humide.
Ils travaillent longtemps sans réussir.
Alors le filleul leur dit :
— Me mettez pas sitôt les broussailles ; allumez d’abord bien le feu, donnez-lui le temps de prendre. Quand il sera bien allumé, alors vous mettrez la broussaille.
Les bergers l’écoutèrent. Ils laissèrent le feu bien s’enflammer et ensuite mirent la broussaille. Le bois flamba et pétilla.
Le filleul resta quelque temps avec eux et poursuivit sa route. Il se demandait pourquoi il avait vu ces trois choses ; il ne comprenait point.
IX
Le filleul marcha, marcha. Une journée passa. Il arriva dans une forêt. Là il aperçut un ermitage. Le filleul s’approcha et frappa :
— Qui est là ? fit une voix à l’intérieur.
— Un grand pécheur. Je vais racheter les péchés d’autrui.
Le vieillard sortit et demanda :
— Quels sont les péchés d’autrui que tu portes ?
Le filleul lui raconta tout : l’histoire de son parrain ; l’ourse avec ses oursons ; le trône dans le salon scellé ; ce que son parrain lui avait ordonné ; ce qu’il avait vu dans les champs : les paysans poursuivant le veau et écrasant le blé, et le veau allant de lui-même vers sa maîtresse ; il ajouta :
— J’ai compris qu’on ne peut pas détruire le mal par le mal ; mais je ne puis pas comprendre comment il faut le détruire. Apprends-le moi.
Le vieillard lui dit :
— Mais dis-moi ce que tu as vu encore sur la route ?
Le filleul lui parla de la femme de l’izba, et lui dit comment elle nettoyait ; puis des paysans, comment ils ployaient la jante ; puis des bergers, comment ils faisaient du feu.
Le vieillard écoutait. Puis il rentra dans sa grotte et en rapporta une hachette ébréchée.
— Viens, dit-il.
Le vieillard s’avança vers une petite clairière, devant sa retraite, et montrant un arbre, dit :
— Abats-le.
Le filleul abattit l’arbre.
— Maintenant coupe-le en trois.
Le filleul le coupa en trois.
Le vieillard retourna de nouveau dans son ermitage et en rapporta du feu.
— Brûle ces trois morceaux de bois, dit-il.
Le filleul fit du feu et les brûla. Il en resta trois tisons.
— Maintenant, enfouis ces trois tisons dans la terre, à moitié.
Le filleul obéit.
— Vois-tu la rivière au pied de la colline ; va y puiser de l’eau dans ta bouche et arrose ce tison, ainsi que tu as appris à la femme ; celui-ci, arrose-le ainsi que tu as appris aux paysans ; et celui-ci arrose-le comme tu as appris aux bergers.
Quand tous les trois pousseront et que de ces tisons sortiront trois pommiers, alors tu rachèteras tes péchés.
Ayant ainsi parlé, le vieillard rentra dans son ermitage.
Le filleul réfléchit, réfléchit ; il ne pouvait comprendre ce que lui disait le vieillard. Cependant il se mit à faire ce qu’il lui avait ordonné.
X
Le filleul s’approcha de la rivière, puisa de l’eau dans sa bouche, arrosa le premier tison ; recommença encore et encore, arrosa les deux autres. À la fin, la fatigue le gagna et il avait faim.
Le filleul se rendit à l’ermitage, pour demander à manger au vieillard. Il ouvrit la porte : le vieillard, étendu sur un banc, était mort.
Il regarda autour de lui, aperçut des biscuits et mangea.
Il trouva une bêche et se mit à creuser une fosse pour le vieillard.
La nuit il allait chercher l’eau pour arroser, et le jour, il creusait la fosse. Aussitôt qu’il eut achevé de creuser la fosse, arrivèrent des gens du village qui apportaient à manger au vieillard.
Ils apprirent que le vieillard était mort après avoir béni le filleul. Ils l’aidèrent à enterrer le vieillard, laissèrent du pain, promirent d’en apporter d’autre, puis ils partirent.
Et le filleul resta à vivre à la place du vieillard. Il y vécut se nourrissant de ce que les gens lui apportaient ; et il continuait à suivre les prescriptions du vieillard, puisant de l’eau à la rivière dans sa bouche et arrosant les tisons.
Le filleul vécut ainsi une année. Beaucoup de gens commençaient à le visiter. Le bruit se répandit que dans la forêt vivait un saint homme qui faisait son salut et arrosait avec sa bouche des morceaux de bois brûlé. On se mit à le visiter, à lui demander des conseils et des avis. De riches marchands venaient aussi le trouver et lui apportaient des présents. Le filleul n’acceptait rien pour lui ; il ne gardait que juste ce dont il avait besoin et donnait le reste aux pauvres.
Le filleul passait ainsi son temps : la moitié du jour il portait dans sa bouche de l’eau pour arroser les tisons ; l’autre moitié il se reposait et recevait les visiteurs. Et il finit par croire que c’était ainsi qu’il devait vivre pour détruire le mal et racheter ses péchés.
Le filleul vécut de la sorte une seconde année. Il ne passait pas un seul jour sans arroser ; cependant aucun des tisons ne poussait.
Un jour, étant dans son ermitage, il entendit un cavalier passer en chantant des chansons. Il sortit pour voir qui était cet homme. Il vit un homme jeune et fort. Ses habits étaient beaux, ainsi que son cheval et sa selle.
Le filleul l’arrêta et lui demanda qui il était et où il allait ?
L’homme s’arrêta et dit :
— Je suis un brigand. Je vais par les chemins et tue les gens. Plus je tue, plus mes refrains sont gais.
Le filleul effrayé pensa : « Comment chasser le mal de cet homme ? Il est facile d’exhorter ceux qui viennent spontanément se repentir chez moi. Mais celui-ci se vante de ses péchés. » Le filleul ne dit rien, il s’éloigna et pensa : « Comment faire ? Ce brigand va maintenant passer par ici ; il effrayera le monde. On cessera de venir me trouver, et je ne saurais être utile à personne ni vivre moi-même ». Et le filleul s’arrêta et se mit à dire au brigand :
— Il vient chez moi des pécheurs, non se vanter de leurs péchés, mais se repentir, se purifier. Repens-toi aussi si tu crains Dieu. Sinon, éloigne-toi d’ici et n’y reviens jamais ; ne me trouble pas et n’effraye pas ceux qui viennent. Et si tu ne m’écoutes pas, Dieu te punira.
Le brigand se mit à rire et répondit :
— Je ne crains pas Dieu, et toi, je ne t’obéirai pas. Tu n’es pas mon maître. Toi tu te nourris de ta piété, et moi je me nourris de brigandages. Tout le monde doit se nourrir. Raconte tes histoires aux femmes qui viennent te trouver ; moi je n’en ai que faire. Et puisque tu m’as rappelé Dieu, je tuerai demain deux hommes de plus. Je te tuerais bien aussi tout de suite, mais je ne veux pas me salir les mains. Seulement, dorénavant, ne te trouve pas sur mon chemin.
Sur cette menace, le brigand partit. Cependant il ne revint point et le filleul vécut tranquillement huit années durant.
XI
Une nuit, il arrosa ses tisons, revint dans son ermitage pour se reposer et se mit à regarder les sentiers par lesquels venaient d’habitude les gens. Ce jour-là personne ne vint. Le filleul resta seul jusqu’au soir ; il s’ennuyait et se mit à réfléchir sur sa vie. Il se rappela que le brigand lui avait reproché de ne se nourrir que de piété. Et il resta songeur, se remémorant sa vie passée :
« Ce n’est pas de cette façon que le vieillard m’avait ordonné de vivre. Le vieillard m’a donné une pénitence, et moi j’en retire du pain et de la gloire. Et cela me plaît tant, que je m’ennuie quand les gens ne viennent pas chez moi. Et quand ils viennent, mon seul plaisir c’est de les entendre vanter ma sainteté. Ce n’est pas ainsi qu’il faut vivre. Je me suis laissé enivrer par les louanges. Je n’ai pas racheté des péchés ; j’en ai endossé de nouveaux. Je m’en irai ailleurs, dans la forêt, pour que personne ne me trouve ; et là je vivrai seul, à racheter les péchés anciens, et n’en assumerai point de nouveaux. »
Ayant ainsi pensé, le filleul prit un petit sac de croûtons, une pioche, et quitta l’ermitage, pour se creuser ailleurs un abri et se cacher des hommes.
Comme il marchait avec le petit sac et la pioche, le filleul rencontra le brigand. Le filleul pris de peur voulut s’en aller, mais le brigand le rejoignit.
— Où vas-tu ? lui dit-il.
Le filleul lui répondit qu’il voulait fuir les gens et aller dans un endroit où personne ne vînt le trouver.
Le brigand s’étonna :
— Mais si les gens ne te visitent plus, de quoi vivras-tu alors ? demanda-t-il.
Le filleul n’y avait pas pensé auparavant. Cette question du brigand le força d’y songer.
— Mais, de ce que Dieu m’enverra, répondit-il.
Le brigand ne répondit rien et s’en alla.
Soudain le filleul pensa : « Pourquoi ne lui ai-je rien dit de son genre de vie ? Peut-être se repentirait-il maintenant ; il me paraît plus doux et ne menace pas de me tuer. «
Et de loin le filleul cria au brigand :
— N’oublie pas de te repentir ; tu n’éviteras pas la vengeance divine.
Le brigand fit faire volte face à sa monture, tira un coutelas de sa ceinture et le leva sur le filleul. Le filleul prit peur et s’enfuit dans la forêt.
Le brigand ne voulut pas le poursuivre. Il dit seulement :
— Je t’ai pardonné deux fois ; mais ne te trouve pas sur ma route une troisième, je te tuerais.
Il dit ainsi et s’en alla.
Le soir, le filleul alla arroser les tisons, et il vit que l’un d’eux s’était mis à pousser et qu’un pommier en était sorti.
XII
Le filleul évita le monde et se mit à vivre seul. Ses provisions s’épuisèrent. « Eh bien, pensa-t-il, je vais chercher des racines. » Comme il allait les chercher, il remarqua sur une branche un petit sac contenant des biscuits. Le filleul les prit et s’en nourrit. Dès qu’ils étaient épuisés, le filleul trouvait un autre petit sac sur la même branche.
Ainsi le filleul vécut bien. Une seule chose le rendait malheureux : il craignait le brigand.
Aussitôt qu’il entend l’approche du brigand il se cache et pense : « Il me tuera, il me tuera, et je n’aurai pas le temps de racheter les péchés. »
Il vécut de la sorte dix ans encore. Un pommier poussait ; les deux autres tisons étaient restés ce qu’ils étaient. Un jour, le filleul se leva de bonne heure et alla vers la rivière. Il remplit sa bouche d’eau, arrosa le tison, et s’assit pour se reposer. Il se repose et pense :
« J’ai péché, je commence à avoir peur de la mort. Si Dieu le veut, je rachèterai mes péchés par la mort. » Tout à coup, il entend le brigand passer en jurant et il pense : « Sauf Dieu, personne ne me fera ni bien ni mal. » Et il alla à la rencontre du brigand. Il vit passer le brigand. Le brigand n’était pas seul ; il portait en croupe un homme les mains liées, la bouche bâillonnée. L’homme, gémissait et le brigand jurait. Le filleul s’approcha du brigand, se mit devant le cheval, et dit :
— Où mènes-tu cet homme ?
— Je l’emmène dans la forêt. C’est le fils d’un marchand ; il ne veut pas me dire où est caché l’argent de son père. Je le torturerai jusqu’à ce qu’il me le dise.
Et le brigand voulut poursuivre sa route. Le filleul saisit le cheval par la bride, ne le lâche pas et dit :
— Laisse cet homme !
Le brigand se fâche et dit :
— Est-ce que tu veux subir le même sort ? Je te promets que je te tuerai ; lâche mon cheval !
Le filleul ne s’effraie point :
— Je ne te crains pas, dit-il ; je ne crains que Dieu, et Dieu ne m’ordonne pas de te laisser passer. Laisse cet homme !
Le brigand fronça les sourcils, sortit son couteau, et coupa les cordes qui liaient le fils du marchand.
— Allez-vous en tous deux, dit-il, et ne vous trouvez pas une autre fois sur mon chemin.
Le fils du marchand sauta à terre et s’enfuit. Le brigand voulut passer, mais le filleul le retint encore et lui demanda de nouveau de renoncer à sa mauvaise vie. Le brigand resta immobile, écouta tout, ne répondit rien et partit.
Le lendemain matin, le filleul alla arroser ses tisons.
Un autre avait poussé ; c’était aussi un pommier.
XIII
Encore dix années s’écoulèrent. Un jour, le filleul, assis sans rien désirer, sans rien craindre, le cœur plein de joie, se mit à penser : « Quelle joie ont les hommes ? Et ils se tourmentent pour rien. Ils devraient vivre, et vivre pour la joie. »
Et il se rappelait tous les maux des hommes, combien ils se tourmentent faute de connaître Dieu. Et il se mit à les plaindre : « Je passe mon temps inutilement. Il faudrait aller chez les gens et leur enseigner ce que je sais. »
Au même moment il entendit venir le brigand. Il le laissa passer, et pensa : « À celui-là il n’y a rien à enseigner ; il ne comprendra pas. »
Il pensa ainsi et pourtant il sortit. Aussitôt qu’il aperçut le brigand, il eut pitié de lui. Il courut à lui, et saisit son genou.
— Cher frère, dit-il, aie pitié de ton âme. Tu as en toi l’âme de Dieu. Tu te tourmentes, et tourmentes les autres, et tu seras tourmenté encore plus. Et Dieu t’aime cependant ! Il t’a réservé de grandes joies ! Ne sois pas ton propre bourreau. Change ta vie.
Le brigand fronça les sourcils et se détourna :
— Laisse-moi, dit-il.
Le filleul, enlaçant plus fortement le genou du brigand, se mit à pleurer à chaudes larmes.
Alors le brigand leva les yeux sur le filleul. Il le regarda longuement, puis descendit de cheval, et tomba à genoux devant le filleul.
— Vieillard, dit-il, tu m’as vaincu. Vingt ans j’ai lutté contre toi. Tu l’as emporté sur moi. Maintenant je ne suis plus maître de moi. Fais de moi ce que tu voudras. Quand tu m’exhortas la première fois, je n’en devins que plus méchant. C’est seulement quand je t’ai vu t’éloigner du monde que je me suis mis à méditer tes paroles, et j’ai vu que toi-même n’avais besoin de rien qui te vînt des hommes. C’est alors que je me mis à suspendre des petits sacs de biscuits, pour toi.
Alors le filleul se souvint que la femme n’était parvenue à nettoyer la table qu’après avoir lavé le torchon. Lui-même avait purifié le cœur des autres en cessant de penser à soi, en purifiant son propre cœur.
— Et mon cœur a changé, continua le brigand, seulement quand tu n’as pas craint la mort.
Et le filleul se rappela que les paysans avaient courbé la jante seulement après avoir fixé le support. Quant à lui, il cessa de craindre la mort, il fixa sa vie en Dieu, et le cœur indompté du brigand se soumit.
— Et mon cœur s’est amolli tout à fait, dit encore le brigand, seulement quand tu as eu pitié de moi et que tu as pleuré devant moi.
Le filleul est heureux. Avec le brigand il se rend à l’endroit où se trouvaient les tisons. Ils s’approchent : il n’y a plus de tison ; un troisième pommier a poussé.
Alors le filleul se rappela que les bergers n’avaient enflammé le bois humide qu’après avoir allumé un grand feu. Son cœur à lui, s’était enflammé, et avait embrasé un autre cœur.
Et le filleul se réjouit d’avoir racheté tous ses péchés. Il dit tout cela au brigand et mourut. Le brigand l’enterra, se mit à vivre comme le lui avait appris le filleul, instruisant les gens à son tour.
LES TROIS VIEILLARDS
Léon Tolstoï
(1884)
« Or, quand vous priez, n’usez pas de vaines redites, comme les païens ; car ils croient qu’ils seront exaucés en parlant beaucoup.
« Ne leur ressemblez donc pas ; car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. »
Matthieu, vi, 7, 8.
L’archevêque de la ville d’Arkangelsk naviguait vers le monastère de Solovki. Sur le même navire se trouvaient des pèlerins qui s’en allaient voir les Saintes Reliques. Le vent était favorable, le temps splendide ; il n’y avait pas de roulis.
Certains des pèlerins étaient couchés ; d’autres mangeaient ; d’autres, assis par petits groupes, causaient entre eux. L’archevêque vint aussi sur le pont se promener de long en large. À l’avant, il se forma un petit groupe de fidèles, parmi lesquels un petit paysan parlait, la main étendue vers la mer, et les autres l’écoutaient.
L’archevêque s’arrêta et regarda dans la direction qu’indiquait le paysan. On ne voyait rien, rien que la mer étincelant au soleil. L’archevêque s’approcha du groupe et prêta l’oreille. À sa vue le paysan se découvrit et se tut. Les autres, l’imitant, retirèrent leurs bonnets, par déférence pour l’archevêque.
— Ne vous dérangez pas, mes frères, dit l’archevêque… Je suis venu pour écouter aussi ce que tu racontes, mon brave.
— Ma foi, le petit pêcheur nous racontait l’histoire des trois vieillards, fit un marchand, moins timide que les autres.
— Ah !… Et qu’est-ce qu’il en raconte ? demanda l’archevêque.
Il alla vers le bastingage et s’assit sur un coffre.
— Continue, ajouta-t-il, je veux aussi t’écouter. Que montrais-tu donc ainsi mon ami ?
— Mais l’îlot qu’on aperçoit là-bas, répondit le petit paysan, en indiquant un point de l’horizon, à sa droite. C’est précisément sur cet îlot que les vieillards font leur salut.
— Mais où est-il cet îlot ? fit l’archevêque.
— Veuillez regarder dans la direction de ma main… Voyez-vous ce petit nuage ? Eh bien ! C’est un peu plus bas… à gauche… on dirait une bande grise.
L’archevêque avait beau regarder, faute d’habitude il ne distinguait rien dans cette mer étincelant au soleil.
— Je ne vois pas, dit-il. Mais quels sont ces vieillards ? Comment vivent-ils ? Comment font-ils leur salut ?
— Ce sont des hommes de Dieu, répondit le paysan. J’avais entendu parler d’eux depuis bien longtemps, mais je n’avais jamais eu l’occasion de les voir. L’été dernier je les ai vus.
Et le pêcheur recommença son récit… Un jour, en allant à la pêche, il fut poussé contre cet îlot, lorsqu’il aperçut une toute petite grotte, et près d’elle, un vieillard bientôt suivi de deux autres. Ils le firent manger, mirent ses vêtements à sécher, et l’aidèrent à réparer sa barque.
— Comment sont-ils ? demanda l’archevêque.
— L’un est petit, courbé, et très vieux. Il est vêtu d’une vieille soutane et paraît avoir plus de cent ans. Les poils blancs de sa barbe commencent à devenir verdâtres. Il est souriant et calme comme un ange du ciel. Le second est un peu plus grand, aussi vieux ; il porte un cafetan troué, et sa large barbe grise a des reflets jaunes. Il est très vigoureux, il a retourné ma barque comme un baquet sans même que j’eusse le temps de l’aider. Lui aussi était joyeux. Le troisième est très grand, sa barbe d’une blancheur de cygne lui descend jusqu’aux genoux. Il est triste, les sourcils hérissés au-dessus des yeux. Il n’avait pour tout vêtement qu’un pagne d’écorce tressée.
— Et qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? demanda l’archevêque.
— Oh ! Ils faisaient tout sans dire grand’chose ; même entre eux ils parlaient très peu. D’un seul regard ils se comprenaient. Je demandai au grand s’ils vivaient là depuis longtemps : il fronça les sourcils et marmonna quelque chose, d’un ton fâché. Mais le petit vieux lui prit aussitôt la main, sourit, et le grand se tut. Et le petit vieux me dit seulement : « Fais-nous grâce » ; et il sourit.
Tandis que le paysan parlait, le navire s’était approché d’un groupe d’îlots.
— On voit déjà très distinctement, dit le marchand. Que Votre Éminence daigne regarder, ajouta-t-il en étendant la main.
L’archevêque regarda. Il aperçut en effet une bande noire : c’était l’îlot. Il regarda longtemps, puis allant de la proue à la poupe, il s’adressa au pilote :
— Quel est cet îlot qu’on voit là-bas ?
— Il n’a pas de nom. Il y en a beaucoup comme cela, par ici.
— Est-ce vrai, ce qu’on dit, que des vieillards y font leur salut ?
— On le dit, Votre Éminence ; mais j’ignore si c’est vrai. Les pêcheurs assurent les avoir vus ; mais il arrive souvent qu’on parle à tort et travers.
— Je voudrais débarquer sur cet îlot pour voir les vieillards, dit l’archevêque. Est-ce possible ?
— Cela ne se peut pas avec le navire, dit le pilote. Il faut un canot pour y aller. Il faut demander au capitaine.
On appela le capitaine.
— Je voudrais voir les vieillards, lui dit l’archevêque. Ne pourrait-on pas m’y conduire ?
Le capitaine voulut le détourner de ce projet.
— On le peut, mais nous perdrions beaucoup de temps. Je me permettrai de dire à Votre Éminence qu’ils ne valent pas la peine d’être vus. Je me suis laissé dire que ces vieillards sont stupides, qu’ils ne comprennent rien, et ne savent pas plus parler que les poissons de la mer.
— Je désire les voir. Je paierai ce qu’il faudra. Conduisez-moi.
Il n’y avait rien à objecter. On fit les préparatifs : on changea de voilure, le pilote vira de bord, dans la direction de l’îlot. On apporta sur l’avant une chaise pour l’archevêque, qui s’assit et regarda. Tous les passagers se réunirent à l’avant pour regarder aussi l’îlot. Ceux qui avaient une bonne vue distinguaient déjà les rochers, et montraient aux autres la grotte. Bientôt même l’un d’eux aperçut les trois vieillards.
Le capitaine apporta la longue-vue, la mit à son œil, et la tendit ensuite à l’archevêque.
— En effet, dit-il, à droite sur le rivage, voilà une grande pierre, et on voit trois hommes.
À son tour l’archevêque braqua la longue-vue dans la direction indiquée et regarda. Il vit en effet trois hommes : l’un très grand, l’autre plus petit, et le troisième tout à fait petit. Ils étaient debout sur le rivage et se tenaient par la main.
— C’est ici, Votre Éminence, que le navire doit s’arrêter, vint dire le capitaine à l’archevêque. Si vous voulez bien, vous aller monter en canot, et nous vous attendrons ici, à l’ancre. On jeta l’ancre ; on cargua les voiles ; le navire se balança. Le canot fut mis à la mer ; les rameurs y sautèrent et l’archevêque y descendit par une petite échelle. Il s’assit sur un banc, à l’arrière du canot ; et les rameurs dirigèrent la barque vers l’îlot. Ils furent bientôt à une portée de pierre. On distinguait parfaitement les trois vieillards : l’un, très grand, tout nu, sauf un pagne d’écorce tressée ; un autre plus petit, en cafetan déchiré ; puis le tout petit vieillard voûté, dans sa vieille soutane.
Tous les trois se tenaient par la main.
Les rameurs atteignirent la rive et abordèrent. L’archevêque descendit à terre, bénit les vieillards, qui le saluaient dévotieusement, puis il leur parla.
— J’ai appris que vous faites votre salut ici, vieillards de Dieu, leur dit-il ; que vous priez le Christ pour votre prochain ; et comme par la grâce de Dieu, moi, son serviteur indigne, j’ai été appelé à paître ses ouailles, j’ai voulu vous venir voir, vous qui servez aussi le Seigneur, et vous apporter, si je le puis, la bonne parole.
Les vieillards restèrent silencieux et sourirent en se regardant.
— Dites-moi comment vous faites votre salut et comment vous servez Dieu ? continua l’archevêque.
Le vieillard du milieu soupira et jeta un regard sur le tout petit vieux. Le grand vieillard s’assombrit et regarda aussi le tout petit vieux. Celui-ci sourit et dit :
— Serviteur de Dieu, nous ne pouvons servir que nous-mêmes en gagnant notre pain.
— Mais alors comment priez-vous ? demanda l’archevêque.
— Voici notre prière : « Vous êtes trois, nous sommes trois. Faites-nous grâce. »
Aussitôt que le petit vieillard eut prononcé ces paroles, tous les trois levèrent les yeux au ciel et répétèrent : « Vous êtes trois, nous sommes trois… Faites-nous grâce. »
L’archevêque sourit et dit :
— C’est la Sainte Trinité, dont vous avez entendu parler. Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut prier. Bons vieillards, je vous ai pris en affection ; je vois que vous voulez être agréables au Seigneur, mais vous ignorez comment il faut le servir. Ce n’est pas ainsi qu’il faut prier. Je vais vous l’apprendre. Écoutez-moi. Ce que je vais vous apprendre, ce n’est pas moi qui l’ai inventé, c’est dans la Sainte Écriture de Dieu, où le Seigneur a enseigné à chacun comment il faut prier.
Alors l’archevêque leur expliqua comment le Seigneur se révéla aux hommes ; il leur expliqua la Sainte-Trinité : Dieu le père, Dieu le fils, Dieu le Saint-Esprit ; et il ajouta :
— Dieu le fils est venu sur la terre pour sauver le genre humain et voici comment il nous enseigna, à tous, à prier. Écoutez, et vous répéterez après moi.
Et l’archevêque commença :
— Notre père…
L’un des vieillards répéta :
— Notre père…
Le second vieillard répéta :
— Notre père…
Le troisième vieillard répéta :
— Notre père…
— … Qui êtes au ciel…
Et les vieillards répétèrent :
— … Qui êtes au ciel…
Mais le vieillard qui se tenait au milieu s’embrouilla : il disait un mot pour l’autre. Le grand vieillard ne put non plus continuer : ses moustaches lui couvraient la bouche ; et le tout petit vieux, qui n’avait plus de dents, articulait fort mal.
L’archevêque recommença la prière ; les vieillards la recommencèrent après lui. L’archevêque s’assit sur une pierre, les vieillards l’entourèrent, regardant ses lèvres et répétant ce qu’il disait. L’archevêque passa ainsi toute la journée, jusqu’au soir, à répéter avec eux jusqu’à dix, vingt et cent fois le même mot, que les vieillards redisaient après lui. Ils s’embrouillaient, il les reprenait, et les faisait recommencer.
L’archevêque ne quitta point les vieillards avant qu’il ne leur eût appris la prière divine. Ils la firent avec lui, puis seuls. Le vieillard du milieu l’ayant apprise avant les deux autres, la répéta seul. Alors l’archevêque la lui fit redire plusieurs fois seul ; et les deux autres répétaient après lui.
Déjà la nuit tombait et la lune surgissait de la mer quand l’archevêque se leva pour partir. Il dit adieu aux vieillards qui le saluèrent jusqu’à terre. Il les releva, embrassa chacun d’eux, leur dit de prier comme il leur avait appris, et s’assit sur le petit banc du canot qui vogua vers le navire.
Tandis que le canot s’éloignait vers le navire, il entendait toujours les trois vieillards qui récitaient à haute voix la prière de Dieu. Le canot fut bientôt près du navire. On n’entendait plus les voix des vieillards, mais on les apercevait tous les trois sur la rive, à la clarté de la lune. Le tout petit vieux était au milieu, le grand à sa droite, l’autre à sa gauche.
On atteignit le navire. L’archevêque monta sur le pont. On leva l’ancre, on largua les voiles, que le vent gonfla, et le navire poursuivit son voyage. L’archevêque gagna la poupe et s’y assit, l’œil fixé sur l’îlot. On voyait encore les vieillards ; puis ils disparurent et on ne vit plus que l’îlot. Bientôt l’îlot lui-même disparut ; on ne voyait plus que la mer qui brillait en se jouant sous les rayons de la lune.
Les pèlerins se couchèrent. Le pont devint silencieux. Mais l’archevêque ne voulait pas encore dormir. Resté seul à la poupe, il regardait la mer, là où l’îlot avait disparu, et il songeait aux bons vieillards. Il se rappelait leur joie d’avoir appris la prière, et il remerciait Dieu de l’avoir choisi pour porter sa lumière à ces augustes vieillards.
Ainsi songeait l’archevêque, les yeux fixés sur la mer, là où l’îlot avait disparu. Ses yeux se troublent : tantôt là, tantôt là-bas, la lumière paraît sur les ondes. Est-ce une mouette ou une voile blanche ? Il regarde plus fixement, et pense : « C’est une barque, une barque à voile qui nous suit. Mais comme elle glisse rapidement ! Tout à l’heure elle était loin, très loin, et la voici déjà tout près. Et c’est une barque étrange. La voile n’a pas l’air… d’une voile… Cependant quelque chose nous poursuit, nous rattrape… » Mais l’archevêque ne peut distinguer cette chose : « Est-ce une barque, un oiseau, un poisson ? On dirait un homme, mais c’est trop grand pour un homme, et puis un homme ne saurait marcher sur la mer. »
L’archevêque se leva, alla trouver le pilote et lui dit :
— Qu’est-ce que c’est, mon frère ? Qu’est-ce donc ?
Mais lui-même voit déjà distinctement que ce sont les vieillards qui courent sur la mer ; leurs barbes blanches brillent, et ils s’approchent du navire.
Le pilote, qui s’était retourné, lâche la barre épouvanté et s’écrie :
— Seigneur ! Les vieillards nous poursuivent sur la mer ! Ils courent comme sur la terre !
À ces cris les passagers se levèrent et se précipitèrent à l’arrière. Et tous purent voir les vieillards courir en se tenant par la main, et ceux des côtés faire signe d’arrêter. Tous les trois courent sur l’eau comme sur la terre, sans remuer les jambes.
Avant qu’on eût eu le temps d’arrêter le navire, les vieillards l’avaient rejoint. Ils levèrent la tête et dirent tous ensemble :
— Serviteur de Dieu, nous avons oublié ce que tu nous as enseigné. Tant que nous l’avons répété, nous nous le sommes rappelé, mais une heure après avoir cessé de le répéter, un mot nous a manqué et nous avons tout oublié. Nous ne nous rappelons plus rien. Enseigne-nous de nouveau.
L’archevêque se signa, se pencha vers les vieillards et dit :
— Vieillards du Seigneur, votre prière montera quand même jusqu’à Dieu. Ce n’est pas à moi de vous instruire. Priez pour nous autres, pauvres pécheurs.
Et l’archevêque les salua jusqu’à terre. Les vieillards restèrent un moment immobiles ; puis ils se tournèrent et repartirent sur la mer.
Et jusqu’au matin, on vit une grande lumière du côté où ils avaient disparu.