Louis Hémon (1880-1913)

Ceci est l’histoire invraisemblable et véridique qui me fut contée, dans un boarding house de Russell Square, par une Irlandaise aux lèvres peintes, dont je tairai le nom.

C’était une fort jeune et fort jolie fille qui, connaissant le prix de l’indépendance, avait pendant plusieurs années promené sur le Continent, seule, sa coiffure 1830, sa peau douce et ses clairs yeux sans pensée. Un soir, elle descendit de sa chambre, tenant en main une boîte à gants mau-ve pâle, qui sentait l’héliotrope, et la renversa sur ses genoux. Il en sortit quelques paquets de lettres, liées avec des faveurs de nuances tendres, et des photographies de tous formats. Elle les étala dans le pli de sa jupe, et leur sourit à toutes l’une après l’autre, car c’étaient les portraits de jeunes hommes, de toutes nations et de tous âges, qui l’avaient aimée.

Il n’y avait pas de tragédie dans ces figures-là ; rien de sombre ni de violent ; Anglais, Fran-çais, Allemands ou Suédois avaient, devant l’objectif, exhibé les mêmes coiffures soignées et les mêmes redingotes solennelles pour la jolie fille au flirt discret. Ils avaient dû l’aimer genti-ment, sans mauvaise humeur et sans désespoir, d’une petite passion honnête et douce : elle les récompensait en leur gardant à tous le même souvenir plaisant et attendri, et le même sourire. Cinq ou six races y étaient représentées ; mais le joyau de la collection, et le plus cher à son cœur, était un Français. Sur ses innombrables talents, le charme de ses manières, sa voix exqu-ise, sa virtuosité de pianiste et de valseur, elle épuisait ses épithètes laudatives. Et puis c’était « un comte, un vrai comte ». Le « comte » offrait aux yeux, de trois quarts, une jolie figure molle, aux yeux de bébé caressant, rehaussée de moustaches intrépides. Il se tenait très raide, mince, étroit et bien vêtu, et regardait devant lui avec un léger sourire.

Elle avait entamé, devant un auditoire complaisant mais jaloux, le chapitre de ses grâces, et por-tait aux nues notre nation, qui produit de si jolis garçons, et de si bonnes manières ; mais, ing-rat, j’avais cessé de prêter l’oreille, et regardais un autre portrait.

* * *

Celui-là n’était, certes pas, d’un Français. La figure glabre aux traits durs, d’expression simple et violente, la mâchoire de dogue, la tête petite sur un cou puissant, clamaient l’Anglo-Saxon de race pure.

Pourtant, des yeux étranges, troublés et anxieux, mettaient une note de faiblesse dans ce masque primitif ; mais la bouche surtout m’avait frappé. C’était une large bouche de dessin très pur, mais qui semblait avoir perdu l’habitude du repos – une bouche aux lèvres tendues, aux coins abaissés, dont on eût dit qu’elle grimaçait de tristesse, après avoir trop ri. Une bouche comme on en voit… mais où donc avais-je vu cette bouche-là ?

Je questionnai la jeune Irlandaise, qui interrompit son panégyrique pour me répondre quelques paroles vagues, d’un air distrait. Le souvenir de cette figure, évidemment, ne pouvait ni la flat-ter ni l’attendrir. J’insistai, et elle n’ajouta rien ; mais la mémoire me revint tout à coup. J’avais déjà vu des bouches semblables ricaner dans des visages blanchis de farine, sous les ampoules électriques ou les quinquets fumeux, quand l’impeccable gentleman en bottes molles demande, en faisant claquer un fouet dédaigneux : « Allons ! môssieu le clown, vôlez-vô venir faire l’imbécile avec môa ? » J’avais déjà vu cette grimace-là tordre une bouche douloureuse quand « Môssieu le clown », écartant des deux mains comme une voile sa large culotte de soie aux fleurs bizarres, se fait fouailler pour faire rire la foule, et rit, avec elle, sans desserrer ses lèvres sanglantes, d’un air d’indéfinissable mépris.

Je sentis donc qu’il y avait une histoire, et je finis par l’obtenir ; mais ce fut si long – car la con-teuse la considérait comme vulgaire et sans intérêt – et si confus, car elle n’avait qu’à moitié compris, que je préfère prendre cette histoire à mon compte, puisqu’aussi bien il faudrait, de toute façon, que je mente un peu. Je vais donc vous la dire telle que je l’ai comprise, sinon telle qu’elle est arrivée.

* * *

Elle se passa à Londres, dans un de ces « boarding houses » où vivent les sans-logis et les sans-famille, les voyageurs de ressources minces et les commis de banque de la Cité. L’héroïne de cette aventure y avait élu domicile depuis quelques mois, et coulait des jours paisibles, qu-and survint le « comte », dont les yeux doux et les fières moustaches lui prirent le cœur. Ce fut un « flirt » désespéré, qui se déroula, soir après soir, dans l’étroit salon aux meubles miteux. Lui, tantôt s’asseyait au piano, et ténorisait avec un sentiment infini chansonnettes et romances, tantôt, près d’elle, achevait de la conquérir au charme de sa personne soignée et de ses manières polies et caressantes.

Un jour, leur tête-à-tête fut quelque peu troublé par la présence d’un nouveau venu, large gar-çon très bien habillé, sobre de mouvements et de paroles, qui paraissait prendre son plaisir à regarder les choses autour de lui sans jamais s’y mêler. Mais ils se firent vite à son immobilité silencieuse, et finirent par l’oublier tout à fait.

Malheureusement le sort voulut que, à force de voir sourire devant lui cette jeune fille de sa race, fardée et naïve, Joe Hitchins, clown, se prit à l’aimer. Comment il l’aima, et combien, c’est ce que lui seul aurait pu dire ; mais je sais au moins une chose, c’est qu’il essaya de l’amener à lui. Il alla s’asseoir près d’elle, lui aussi, dans les longues soirées d’hiver, quand le froid brouillard emplit les rues, et lui conta des histoires merveilleuses. Aventures singulières survenues dans les recoins du monde où il avait passé ; peintures d’îles perdues où, entre les collines et la mer, la vie semble s’arrêter, pour se fondre au grand repos des choses inanimées ; récits surprenants, tragiques ou moqueurs ; tout ce qu’il avait vu et entendu dire sur les mers et les continents – il raconta tout cela, pour elle, et elle s’étonna sans saisir. Elle l’écouta avec un joli sourire indifférent et s’empressa de retourner à l’autre, qui chantait si bien, et ne lui parlait pas de choses étranges.

Il comprit de suite, retourna à son coin tranquille et – condamnez-le – s’adressa au dieu Whisky, qui en a consolé d’autres.

Un soir, « le comte » avait, pour son amie aux cheveux dorés, exhibé ses plus notables talents. Il avait joué, causé, chanté et bostonné dans l’étroit salon, tant qu’elle s’était enfin abandonnée sur son épaule,ployante, enivrée et douce. Alors, Joe Hitchins, clown, se leva et sortit. Peut-être qu’il avait vu le regard, tourné vers l’aimé, de ses yeux idolâtres, et que cela le rendit fou – peut-être était-ce la revanche du dieu Whisky – peut-être enfin qu’il voulut, simple, lui montrer, lui aussi, ce qu’il savait faire de mieux pour la conquérir. Je ne sais pas ; mais quelques mi-nutes plus tard, la porte se rouvrit, et il reparut à la lumière, vêtu de son costume de soie aux fleurs éclatantes, masque plâtré de farine que barrait la grimace amère de la bouche rouge aux coins abaissés.

* * *

C’était un grand clown, splendide, habile en son métier, et la fièvre d’amour, l’alcool, la colère, avaient préparé jusqu’à l’exaspération ses muscles de métal ; de sorte que, dès le premier bond, il sentit qu’il allait donner ce soir-là le meilleur de lui-même, et offrir en holocauste à la jeune vierge fardée le chef-d’œuvre de sa vie de clown, en des cabrioles surhumaines.

En quelques instants, il avait tout oublié. Il se souvenait d’une seule chose, c’est qu’il devait montrer à une personne chère la beauté de son art, la grandeur de son amour et la souplesse de son corps, et il commença de tournoyer désespérément. Tout ce que peut exécuter un clown virtuose, honneur de sa profession, il le fit ce soir-là mieux qu’il ne l’avait jamais fait. Sauts périlleux, roue volante, saut du singe et saut du lion, il montra en vérité tout son savoir et, dans ses culbutes ailées, il sembla que les fleurs éclatantes de son habit dansaient, s’ouvraient et jail-lissaient dans l’espace en un miracle continu.

Il se sentait beau, maintenant. Il se rappelait confusément que, à des époques lointaines, il n’avait été qu’un pauvre homme déçu, qui cachait sa douleur ; mais tout était changé, de par la détente merveilleuse de ses membres, et c’était un être de force surprenante et un athlète incom-parable qui donnait en spectacle à sa bien-aimée le meilleur de son effort.

Il oublia les oripeaux grotesques qui lui couvraient le corps, et la farine qui blémissait sa face contractée. Comment pourrait-elle ne pas l’aimer ? Il était un grand clown admirable – nul ne pouvait l’égaler –, toute la beauté des bêtes était en lui, et il sentait les muscles de ses épaules se gonfler de colère, et ses pieds agiles poser une seconde à terre et l’envoyer de nouveau culbuter en plein rêve. Il n’entendait qu’un bourdonnement continu, large comme un chant de cloche, qui montait en lui et, pourtant, emplissait l’espace, et, porté sur les ailes du son, il tournoyait une minute sans reprendre haleine, ou bien s’enlevait tout droit, après deux bonds brefs, et to-urnait ses sauts périlleux à deux mètres de terre.

Il cabriola longtemps, longtemps… Mais voici que soudain le son se tut, et il s’arrêta au milieu de son élan, pour retomber lourdement à terre.

Il perçut deux personnes qui le regardaient, et, dans leurs yeux froids et étonnés, il vit, non pas ce qu’il s’était cru, mais ce qu’il leur avait montré ; un pitre, haletant, agile et grotesque, qui pirouettait dans la lumière.

Alors, il gagna la porte en trébuchant, trop triste pour éprouver aucune honte, mais se sentant amèrement pesant, et vieux… vieux… vieux…