Je lisais l’autre soir, dans un vieux journal, l’affaire des brigands de la Taille ; le nom de Giropey me frappa. Soudain, je revis la petite Ferme du Chêne-Vert (car telle est la gracieuse signification de ces deux syllabes désormais sinistres : l’Evé), je revis la vieille et vaste auberge où les assassins ont logé, et, me rappelant ce site charmant, à mi-côte d’une longue montée qui serpente une heure durant sous les arbres et les vignes sauvages, me rappelant la petite fontaine, le grand abreuvoir où les gamins menaient les chevaux boire, et la belle vue qui, du perron, s’étend sur l’immense lit de la Durance couvert de cailloux blancs et de noires oseraies, je n’ai pu m’empêcher de maudire ces étrangers maladroits et brutaux, qui sont venus attrister de leur légende atroce des lieux où les brigands de Provence n’avaient laissé que d’aimables souvenirs.

Car, j’ai beau faire : lorsque, fermant les yeux, je me représente le paysage de Giropey, il m’est impossible d’y encadrer les hideux Piémontais de la Taille. Amoureux d’harmonie, même en ces questions délicates, je voudrais là Gaspard de Besse, par exemple, le chevaleresque larron que toutes les dames d’Aix pleurèrent, et c’est avec un sentiment de fierté bizarre, mais non inexplicable, que, moi, Provençal, je me complais au souvenir d’un bon vieux voleur, plaisant et doux, voleur bien du pays et du terroir, que j’eus la joie de connaître en ce même lieu de Giropey, il y a de cela quelques années.

J’étais alors écolier, et je descendais à pied de Sisteron pour m’en aller passer mes vacances à la tuilerie du pont de Manosque. Parti d’assez tard, et flânant en route, j’arrivai à Giropey lorsque le soleil se couchait. Je résolus de fixer là mon gîte d’étape. La beauté de l’endroit m’invitait au repos ; 30 kilomètres avaient lassé mes jambes ; un poétique spectacle, fait pour séduire une âme jeune comme était la mienne, acheva de me décider.

Sur le banc de pierre de l’auberge, un grand vieillard était assis au milieu d’un groupe d’enfants ; il leur racontait je ne sais quoi, et à tout moment l’auditoire éclatait de rire, puis, quand les rires étaient finis, le vieillard recommençait à parler de sa belle voix dont les paroles m’échappaient, mais qui m’arrivait sonore et douce.

M’approchant, je vis qu’il était aveugle, aveugle comme Homère devait l’être, de cette cécité des vieillards qui laisse aux yeux toute leur limpide beauté ; les rayons roses du couchant jouaient dans ses longs cheveux plus blancs que neige, et, la tête pleine de souvenirs classiques, je crus un instant contempler le vieux Nestor.

Ce n’était pas Nestor, c’était Charavany ! Oui, Charavany, le fameux Charavany, de Lurs, celui qui s’évada dix-sept fois du bagne, ainsi qu’on l’apprend dans ses Mémoires, et de qui les bons tours joués aux gendarmes et aux geôliers feront longtemps la joie des veillées.

Charavany n’avait jamais tué. Un jour qu’on l’accusait d’assassinat, il déclara solennellement, en pleine cour d’assises, que devant une aussi indélicate accusation, il croyait de son honneur, à lui Charavany, bien connu partout, de ne pas même se défendre.

Le jury l’acquitta sans délibérer.

Quant aux vols, c’était autre affaire ; Charavany tenait à eux comme à sa plus pure gloire, et plutôt que d’en nier un seul, il s’en serait, je crois, inventé d’imaginaires.

Écoutez celui-ci, dont il était particulièrement fier et que je tiens de sa bouche vénérable !

Charavany une fois, venait encore de s’évader. Pas d’argent, le ciel bleu pour toit, l’eau des vallons pour boire, mais rien à mettre sous la dent.

Désespéré, mourant de faim, le malheureux voleur songeait vaguement à rentrer au bagne.

Un roulier passa sur la route avec son équipage complet, la carriole et le brancan chargés tous deux, ô tentation ! d’immenses fromages de gruyère.

— « Quels fromages, monsieur, il aurait pu s’en servir pour roues ! » disait le bon vieux Charavany, dont les narines et les lèvres frémissaient à ce souvenir.

Le roulier, brave homme, voyant Charavany fatigué, le fait monter sur sa carriole. Dia !… hi !… on cause, on se lie, le charretier tombe de sommeil. — Si vous voulez, propose Charavany, du temps que vous dormirez un peu, je me tiendrai au cordeau et je surveillerai les bêtes. Marché fait ! Le roulier s’endort, et Charavany, tout en guidant, soulève la bâche en sparterie, éventre une caisse, desserre une corde et envoie le plus beau fromage rouler sans bruit dans le fossé.

Quelques cents pas plus loin, il éveilla honnêtement le roulier : — Adiousias, l’ami, je prends par la traverse.

Revenu sur ses pas et maître du fromage, Charavany commence par tailler en son milieu de quoi faire un repas mémorable ; en son milieu, entendez-vous, à la place exacte du moyeu, si le fromage eût été roue, mais sans toucher à la circonférence. Puis le voilà parti, roulant devant lui, tranquillement, dans la poussière des grandes routes, ce disque d’aspect fantastique, dont le trou central s’agrandissait à chaque repas.

—  »De Peyroles, monsieur, disait Charavany, le fromage m’a mené ainsi jusqu’à Lyon. A la fin, par exemple, il ne tenait pas debout, ce n’était plus qu’un cercle de croûte, et de ma grande roue de charrette la ferrure seule restait. Mais m’a-t-il gêné, ce sacré fromage ! lorsque je rencontrais les gendarmes, et que, sans papiers, sans ressources, il me fallait chaque fois leur prouver par de bonnes raisons que voyager en roulant sur la grand’route un gruyère percé à jour était la chose la plus naturelle du monde ! »

Tous les vols de Charavany furent, comme celui-ci pittoresques et joyeux. La justice s’en fâchait parfois, quoique plus souvent indulgente ; en somme, il faut bien l’avouer pourtant, notre héros passa aux galères de Toulon la plus grande partie de sa vie.

Charavany était bien vieux quand on l’en sortit ; vieux et aveugle. Comment faire ? Il n’y a pas d’invalides pour les voleurs : on envoya donc Charavany à l’hospice de Forcalquier.

A l’hospice, Charavany qui s’ennuyait, Charavany, quoique n’y voyant plus, s’amusa à voler les pauvres. Les pauvres pétitionnèrent en masse, et Charavany fut renvoyé.

Aux hospices de Sisteron et de Digne, mêmes histoires ; si bien que, repoussé de partout, le bon vieux Charavany finit par retomber sur les bras du gouvernement.

Alors, chose invraisemblable, et que cependant chacun vous affirmera dans le pays, alors, le préfet se décida à demander pour lui un petit secours annuel sur je ne sais quels fonds départementaux.

Le secours fut voté par le Conseil général.

Charavany, chargé de gloire et d’ans, vint mourir aux lieux qui l’avaient vu naître, paisible, accueilli de tous, commettant encore de temps à autre quelques menus vols dont on riait, aimé des anciens qui se trouvaient fiers d’un tel contemporain, des fillettes qu’il amusait, et des enfants à qui il contait ses aventures le soir, sur le banc de l’auberge, aux rayons du soleil couchant. Et si parfois un voyageur demandait en le voyant : « Quel est ce vieillard vénérable ? » les habitants lui répondaient d’un air d’affectueuse considération :

« C’est Charavany, un vieux voleur qui est venu à Giropey manger sa retraite ! »