« Avez-vous remarqué, me disait un soir, en buvant son vin cuit, M. Ortolan, curé de Dromon-le-Haut, que le bon Dieu nous fait toujours naître dans le pays que nous aimons le mieux ? » Et le saint homme, là-dessus, ajouta un grand nombre de belles choses, auxquelles je ne trouvai rien à répondre, sur M. de Voltaire, les causes finales et les vues profondes de la Providence.

L’abbé avait raison : sa province est la mienne, et je trouve comme lui que le plus beau pays du monde est cette partie du terroir provençal où je suis né, qui s’en va remontant la Durance, en pleine montagne, de Mirabeau à la frontière du Dauphiné.

Le ciel y est bleu comme à Nice, le mistral y souffle plus fort que sous le pont d’Avignon, pas un coin de mur au soleil où un figuier ne pousse, pas un coteau qui ne soit planté d’oliviers et de vignes en rangée, sans compter qu’au temps des moissons, les amandiers portent autant de cigales que de feuilles.

Mais quittez la vallée, écartez-vous à droite du côté des pentes de Lure, à gauche vers les gorges de Chardavon, faites une lieue ou deux en montée et tout aussitôt le paysage change : plus de figuiers ni d’oliviers d’abord, puis plus d’amandiers ; bientôt les vignes elles-mêmes disparaissent ; ce sont alors des champs de seigle, des prairies avec leurs saules et leurs pommiers, des bois de chênes peuplés d’écureuils, d’énormes roches couvertes de grands buis humides, des vallons avec un village caché dans les noyers, et des torrents roulant, sur un lit de marne polie, leurs eaux claires, secouées, peuplées de truites, que saute de loin en loin le pont d’un moulin ou la planche enchaînée qui mène à des lambeaux de pré pendant çà et là entre les ravines.

Plus haut, apparaissent les frênes, les sapins, les ifs, les framboisiers ; et plus haut encore les montagnes pastorales ensevelies six mois durant sous la neige, mais qui, une fois le beau temps venu, se couvrent d’herbes fleuries et savoureuses où se refont en une saison les grands troupeaux transhumants maigris par l’hivernage.

Nulle part ce contraste n’est aussi sensible qu’entre les deux communes de Dromon-le-Bas et de Dromon-le-Haut, ou, comme on dit dans le pays, de Dromon-des-Vignes et de Dromon-des-Framboises.

Dromon-le-Bas récolte du vin à foison, Dromon-le-Haut boit de l’eau claire.

Chaudement tapi le long des roches, à l’endroit où le Riou commence à s’élargir en approchant de la Durance, Dromon-le-Bas se partage la vallée avec deux autres riches communes ; et ses habitants, les jours de foire, descendent à la ville, sur leurs mulets, force barils de vin, force jarres d’huile, des poules, des amandes, du froment, et leurs porcs nourris à la glandée point trop gras il est vrai, mais de chair agréable et ferme.

Perché une bonne lieu plus haut, à la source du Riou retréci, là où la vigne ne pousse plus, Dromon-le-Haut n’a point tant de richesses, et le plus clair de son commerce montagnard consiste en menus objets de buis tourné, en plaques de grès pour les foyers et les fours, en échelles, en manches de charrues dégrossis à la hache ; ajoutez du miel, des œufs, du fromage de chèvre, quelques bidons d’huile de noix, et suivant la saison, des paniers de framboises ou des cornets de mouches cantharides récoltées sur les frênes et que l’on vend aux pharmaciens.

Au pied du terroir de Dromon-le-Haut, sur une sorte de promontoire qui domine toute la vallée inférieure, s’élève la chapelle de Saint-Man-des-Lambrusques, ainsi nommée à cause des grandes vignes sauvages, qui, de temps immémorial, ont poussé là librement.

Nulle part ailleurs je ne vis lambrusques plus belles ; autour de Saint-Man elles ont tout envahi, recouvrant de leurs longues lianes grises, de leurs étroites feuilles vert-sombre et de leurs petites grappes à grain serré, les chênes pris d’assaut et les grandes ronces qu’elles étouffent ; quelques-unes même, comme la gerbe d’un jet d’eau, s’élancent droit en l’air, sans appui, aussi haut que la séve peut les porter, puis retombent vers le sol en belle cascade de verdure. La chapelle est aussi enfouie dans le feuillage que le château de la Belle-au-bois-dormant, et l’on croirait en vérité que toutes ces lambrusques ont poussé là sur la limite de Dromon-des-Vignes, exprès pour narguer Dromon-des-Framboises, inépuisable sujet de plaisanteries pour les villageois des quatre communes de la vallée : « En fait de vin et de vigne, disaient-ils, Dromont-le-Haut ne possède que les lambrusques de l’Ermitage. »

Mais cela ne les empêchait point d’avoir la plus haute confiance au pouvoir de saint Man, saint qu’on ne trouve dans aucun calendrier. Chaque année, le 27 octobre, les quatre villages venaient en pèlerinage à la chapelle, pour entendre la messe de l’abbé Ortolan, vénérer les reliques et dîner sur l’herbe près de la source. C’étaient même les habitants de Dromon-des-Vignes qui, servitude immémoriale gardée des siècles religieux, approvisionnaient gratis, de vin pur et sans mélange, les burettes de M. le curé de Dromon-le-Haut.

L’abbé Ortolan n’aurait donné son saint pour aucun autre saint du monde, plus fier de dire sa messe annuelle, dans la chapelle, sur un pauvre autel de simple pierre, que l’archevêque d’Aix en personne, officiant à Saint-Sauveur au milieu des enfants de chœur et des chanoines.

Aussi était-ce pour le bon curé une grande douleur de voir sa chapelle se dégrader et tous les jours s’en aller en ruines. Il avait bien mis près du bénitier un tronc avec cette inscription : — Pour les réparations de la chapelle ; — mais les gens de Dromon-le-Haut sont pauvres et avares ; ceux des communes d’en bas ont leurs saints pour qui, comme de juste, ils gardaient leurs piécettes et leurs écus, de sorte que le tronc restait vide et que le pauvre saint avec ses lambrusques était de plus en plus mal logé.

Cela ne pouvait pas durer ainsi !

Le 27 octobre de l’année 1865, beau jour de saint Man, à midi sonnant, après la messe, tandis que l’église était pleine, et que les gens des cinq communes, hommes, femmes, enfants, les bossus et les boiteux, adressaient leurs demandes au grand saint, agenouillés un peu partout, sur les dalles de la chapelle, sous l’aile de hangar en tuiles rouges qui sert de porche, et jusque dans l’herbe du petit bois, car, tout le monde n’ayant pu entrer, il avait fallu célébrer la messe portes ouvertes, l’abbé Ortolan monta en chaire :

« Mes frères…, dit-il. (Quel sermon, grand saint Man, la chapelle entendit ! Par bonheur l’abbé parlait en provençal et les pierres d’église ne comprennent que le latin.)

» Vous rappelez-vous, mes frères, ce matin, quand nous descendions du village en belle procession et que nous sommes arrivés à l’endroit où le chemin tourne, laissant voir toute la vallée basse avec ses trois villages, ses prés, ses vignes et ses oliviers ?

» Le soleil se levait, mes frères, et donnait en plein dans le fond, là-bas au diable, à travers le brouillard, sur les clochers neufs d’Abrosc, d’Entrays et de Dromon-des-Vignes. Vous rappelez-vous comme ils luisaient ? Tout à coup l’angelus s’est mis à sonner. Vous n’avez pas entendu ce que disaient les cloches, tandis que vous tombiez à genoux, dans la marjolaine, votre chapeau à la main, comme des santons de crèche.

» Vous n’avez pas entendu ce que les cloches disaient, parce que l’enfer vous bouche les oreilles…

» Hé ! là-bas ! gens de Dromon-le-Haut, ne regardez pas ainsi les hommes des autres communes, c’est de vous que je parle, de vous tout seuls.

» Oui ! l’enfer vous bouche les oreilles, et c’est pour cela que vous n’avez pas entendu ce que les cloches disaient. Mais je l’ai entendu, moi, votre curé, et je vais vous le redire après avoir prié la Vierge Marie et humblement invoqué les lumières du Saint-Esprit. Amen ! »

Ici le curé s’agenouilla dans sa chaire, médita quelques instants, en se couvrant les yeux et la bouche de son bonnet plié à plat, puis, relevant la tête, il reprit :

« La plus lointaine, celle d’Entrays, chantait par dessus les genévriers et les chênes : Din, dan, don…; din, dan, don ; je suis saint Jean d’Entrays, saint Jean-Baptiste ; j’ai un oratoire tout neuf, bien crépi, et quand mon curé dit sa messe, on le prendrait pour le pape, tant sa chape est belle !

» Din, dan, don…; din, dan, don ; répondait le clocher d’Abrosc, je suis saint Pierre, le bon saint Pierre. L’an passé, mes paroissiens me donnèrent une grande cloche, claire comme un gosier de coq et personne ne chante plus joyeusement que moi dans les vallons et les rochers.

» Puis, tout près, tout près, une petite voix :

» Din, din…; din, din ; c’est moi sainte Madeleine, sainte Madeleine de Dromon-des-Vignes ; on a peint d’étoiles mon autel et les étrangers viennent de loin voir ma statue en faïence de Moustier, blanche comme la neige, avec des broderies bleues tout le long du manteau.

» Din, dan, don…; din, dan, don… Ah ! mes frères, mes enfants, mes amis de Dieu, que vous dirai-je ? Les trois cloches sonnaient encore et j’avais la tête pleine de leur bruit quand nous arrivâmes, bannière en tête, devant notre saint Man qui sonnait aussi.

» Il sonnait, mais de quelle voix triste ! Et les larmes m’en sont venues aux yeux, de voir, ô grand saint Man, ta pauvre petite chapelle abandonnée, sa vieille porte qui tremble au vent, son clocher dont la croix penche, ses vitraux brisés par où passent les hirondelles, et ses murs en ruines, pleins de lézardes, dont les lambrusques, les belles lambrusques du bon Dieu, ont grand’peine à cacher la misère !

» Je ne veux pas dire que la dévotion vous manque, mes frères ; je trouve même que vous en avez de trop, moi, qui, l’an passé, de mon argent (j’en suis encore pour beaux quatre écus !) ai dû acheter une cage en fer chez le serrurier de la ville. Vous savez bien la cage que j’ai placée autour de la statue miraculeuse, sans quoi, taillant le bois de vos couteaux, un morceau par-ci, un morceau par-là, mon saint s’en serait bientôt allé en reliques.

» Non ! la dévotion ne vous manque point ; vous êtes bons au fond, bons et pieux, mais, hélas ! l’avarice, la grande avarice vous domine.

» Dieu me préserve de mal parler de personne ; pourtant, ce qui est vrai, est vrai ; et c’est une honte à vous, une honte au pays de laisser notre saint logé de la sorte, quand on voit superbement vêtus, dorés comme des princes, et tout à fait aux honneurs du monde, un tas de saints qui ne le valent pas.

» Ah ! je n’ai pas peur de le crier bien haut : notre saint Man est un saint sans tache, net comme l’or, clair comme une perle, et qui peut marcher la tête haute, car jamais personne ne lui a jamais rien reproché.

» Qu’ils en disent autant s’ils le peuvent, continua le bon curé en s’animant, tous ces fameux saints, qui font tant leurs fiers !

» Passe pour saint Jean ! c’était un brave homme ; à moitié sauvage, par exemple, vêtu de peaux de bêtes, vivant au fond des bois comme le loup et se nourrissant de sauterelles.

» Mais saint Pierre ? il a vraiment bonne grâce à mener tant de bruit avec sa cloche neuve, lui qui, l’Évangile nous l’apprend, eut le cœur de renier son maître trois fois !

» Quant à sainte Madeleine, avec son beau manteau, nous savons tous ce que nous savons, et le meilleur est de ne rien dire… Je crois d’ailleurs, mes très chers frères, que pour aujourd’hui, en voilà assez de dit.

» Du courage ! il faut que l’an qui vient saint Man ait une chapelle aussi blanche que celle de saint Jean, une cloche mieux sonnante que la cloche de saint Pierre et une plus riche statue que la statue en faïence de sainte Madeleine.

» Parlons peu, et parlons bien, gens de Dromon !

» En descendant d’ici, je vais faire une quête ; saint Man vous regarde et monsieur Ortolan aussi, souvenez-vous-en ! Que tout le monde délie sa bourse et sorte les pièces blanches. Ceux qui, par hasard, les auraient laissées dans les armoires, seront libres de me les apporter au presbytère, jusqu’à jeudi !…

» C’est la grâce que je vous souhaite. »

La quête fut abondante ce jour-là. Touchés de tant d’éloquence et fiers d’avoir un tel saint, tous les paroissiens de l’abbé Ortolan donnèrent. Les liards, les sous et les piécettes tombaient dans le plateau, dru comme la grêle sur les toits, et le bon curé, les larmes aux yeux, songeait au jour où saint Man, tout de blanc crépi, se ferait voir de loin, levant la tête au milieu des lambrusques.

Il ne s’aperçut pas, tant il avait d’émotion, que tous les hommes des trois communes étaient sortis avant la fin ; il ne se rappelait plus rien, ce brave abbé Ortolan, rien de rien, ni son sermon ni la façon dont il venait de traiter saint Jean, saint Pierre et sainte Madeleine ; aussi est-ce tranquillement, le visage serein comme sa belle âme, qu’une fois la quête achevée et le surplis déposé dans la sacristie, il se présenta sur la porte de l’église pour présider au déjeuner traditionnel et recevoir, selon l’usage, des villageois de Dromon-le-Bas, le petit tonneau contenant le vin de la messe.

Mais quel spectacle s’offrit à lui !

Sans l’attendre, étendus sur l’herbe autour du tonnelet, les gens d’Abrosc, d’Entrays et de Dromon-des-Vignes déjeunaient.

— A votre service, monsieur le curé ! crièrent-ils quand ils virent l’abbé Ortolan paraître, et levant leurs verres tous ensemble, ils les remplissaient ensuite à plein robinet.

Le pauvre homme n’en croyait pas ses yeux : ce qu’on buvait ainsi sous les lambrusques, à deux pas du saint, c’était le vin, le vin de Dromon-le-Bas, la provision du vin sacré, ses messes de toute l’année !

— A la santé de saint Man ! hurlaient les forcenés.

— Qu’il se passe de nous puisqu’il est si grand seigneur !

Et trinquant au nez du curé :

— Vive saint Pierre, disaient-ils avec de grands éclats de rire, saint Pierre le rénégat ! vive saint Jean, patron des loups ! vive la belle Madeleine !

Peu de temps après cette aventure, j’eus occasion en courant la montagne, de passer tout près de saint Man, et comme je sentais la faim et que le soleil donnait fort, l’idée me vint d’aller manger un morceau sur l’herbe fine, à la fraîcheur de la source.

L’endroit est connu des chasseurs, bien certains, lorsqu’ils veulent faire une sieste tranquille, de ne rencontrer personne là, si ce n’est peut-être un hoche-queue, un merle de rocher qui vient boire, ou, à l’arrière saison, quelque grive en train de se griser dans les lambrusques.

Comme je m’asseyais :

— Bien le bonjour ! me cria une voix.

Je levai la tête et j’aperçus, au haut d’une échelle, au milieu des feuilles déjà rougies par l’automne, la tête réjouie du curé de Dromon-le-Haut.

— Que diable faites-vous là, monsieur Ortolan ?

— Voulez-vous m’aider ? je fais mes vendanges.

Et retroussant sa soutane pour descendre, il vint me montrer un panier déjà plus qu’à moitié plein de petits raisins noirs.

— Ma foi ! à la guerre comme à la guerre, ma provision de vin est finie, je n’ai pas le temps d’aller à la ville, et quant à en acheter ici, il n’y faut pas penser… On vous a déjà raconté l’histoire de mon sermon, fit-il en me voyant sourire, les gens d’en bas sont mauvaises langues… Ah ! la messe va me paraître dure à dire maintenant ; les lambrusques vous font un vin aigrelet !… Mais, bah ! il n’est pas mauvais de se mortifier un peu ; et puis, ajouta-t-il en riant de son bon rire, les maçons viennent ici demain, et, n’en déplaise aux envieux, mon saint Man aura sa chemise blanche.