Tout le monde l’enviait, Fuston !
Il possédait, non loin de la ville, le plus joli moulin du monde : un de ces moulins qu’on rêve, aux heures de mélancolie, pour y élever des canards et vivre heureux.
L’écluse n’en était pas large, mais ombragée d’arbres si beaux et peuplée de tant de grenouilles ! Sa grande roue ne tournait guère, mais de si vertes mousses y pendaient !
Jamais, de mémoire d’homme, le moulin de Fuston n’avait marché ; on rencontre, comme cela, pas mal de moulins en haute Provence. L’écluse, la grande roue, dormaient inutiles ; inutiles aussi dormaient les pièces de l’aménagement intérieur : meules frais taillées, blutoirs à la soie jaune, toute neuve, poche de toile tombant du plafond par où le blé descend comme une averse de grains d’or, tiroirs énormes au fond desquels s’amasse la fine farine tamisée.
Bâti sur le versant nord d’une colline, en plein courant d’air d’un étroit vallon, ce moulin plaisant et paradoxal était censé alimenter sa chute d’eau par le moyen d’un important barrage.
Soyez tranquilles ! le barrage existait à un demi kilomètre au-dessus du moulin : barrage d’ailleurs pittoresque, fait de pieux plantés dans le gravier, de pousses d’osier noir entrelacées au travers des pieux, et qui tenait superbement toute la largeur de la rivière.
Par malheur, en été, aux mois où la rivière baisse, le peu d’eau qui restait préférait passer par dessous le barrage et se frayer un frais chemin, loin du soleil et loin des hommes, dans l’épaisseur du lit de galet. L’hiver, c’était une autre histoire : coulant claire, vive, à pleine rives, la rivière d’abord emplissait le canal modeste et l’écluse. Mais aussitôt l’écluse emplie et quand la roue allait s’émouvoir, toujours un vent âpre arrivait qui, dans cet entre-deux de montagnes, pour plus de trois mois sans soleil, glaçait le canal et l’écluse, et figeait la bruyante chute d’eau en immobiles stalactites.
Fuston pendant plus de vingt années, n’avait pas moulu la valeur d’un sac.
Cela ne l’empêchait pas d’être meunier, et de s’habiller en meunier, et de mener la vie de meunier. Tout en drap gris, avec l’indispensable chapeau gris, d’un gris presque blanc et comme poudré de farine, il remplissait de son importance les marchés et foires de la contrée, parlant grains, raisonnant d’« issues. »
Aimé de tous, même des meuniers ses confrères qu’une concurrence aussi platonique n’effrayait point, les bons déjeuners, chez lui dans ce moulin silencieux, autour duquel les infiltrations de l’écluse faisaient régner, aux mois les plus chauds, une sorte de verdure relative !
Faute de pêche, on avait la chasse ; et pour arroser les perdrix et les lièvres courtauds de la côte, un petit vin sec, à parfum de cailloux, que le bon Fuston, de ses propres mains, mettait fraîchir sous la grand’roue.
Je l’entends encore, ce Fuston ! j’entends l’éloge de son moulin : — « Vous pouvez aller de Gap à Marseille avant de rencontrer pareilles meules. C’est franc, solide, bien établi. Ça tourne rond et ça broie net, sans s’échauffer ni rien brûler. Ça vous avale un sac, deux sacs, comme je vous avale ce verre. » Et il s’exaltait au dessert, croyant entendre son moulin revivre, souriant au bruit, flairant la farine, voyant de la grand’roue en mouvement mille perles jaillir sur le gazon des berges, tandis que de longs fils d’argent coulent au bout de ses mousses reverdies.
Et que manquait-il à Fuston pour réaliser son rêve ? Peu de chose, en somme : un été qui ne fût pas sec, un hiver qui ne fût pas froid.
Fuston, au courant de sa vie, ne rencontra jamais ni cet été ni cet hiver. Tranquille en un moulin muet, la chose d’ailleurs le chagrinait peu. Tout même porte à croire que Fuston n’aurait pas vu sans déplaisir un caprice indiscret des saisons déranger son bonheur et secouer l’aimable paresse de ses meules.
Vrai logis de poète ce moulin :
Le moulin de Fuston, à sec l’été, gelé l’hiver, qui ne fait jamais de farine !