Le délicieux jardin que le jardin du curé chez qui, encore au collège et tout petit, on m’avait envoyé passer les vacances ! Les beaux carrés de choux, les belles rangées de salades en bordure, et comme tout cela était bien entretenu, pioché, biné, sarclé, ratissé, et arrosé matin et soir, avant et après le soleil, à l’eau courante d’une vieille fontaine encroûtée de tuf, verte de mousse et de cresson, d’où s’échappaient par mille trous des filets de cristal et de chantantes cascatelles. C’était Sarrasin le fossoyeur qui faisait l’office de jardinier. Cette idée d’abord m’offusquait. Je trouvais que l’herbe sentait le mort et que les groseilles avaient un goût de cimetière. Peu à peu cependant, je m’y habituai ; d’ailleurs, on mourait rarement au village, et l’ami Sarrasin, comme lui-même le disait, était un peu fossoyeur pour rire.
En haut du jardin, derrière la fontaine, se trouvait un endroit solitaire où M. le curé passait tous les instants que son saint ministère lui laissait. Le bréviaire dépêché, la messe dite sur le pouce, il accourait là ; et je le voyais de loin, seul avec le fossoyeur, pendant de longues heures, s’agiter, tempêter et faire de grands gestes.
On m’avait défendu d’approcher. « M. le curé ne veut pas, me disait Sarrasin ; ce sont les ruches ! » Et, en effet, ces ruches mystérieuses remplissaient le jardin d’abeilles bourdonnantes qui se roulaient tout le long du jour, ivres de pollen, dans le calice des passe-roses.
Mais pourquoi m’empêchait-on de les voir, ces ruches ? A quels travaux d’alchimie les abeilles travaillaient-elles en compagnie d’un fossoyeur et d’un curé ?
Une après-midi, je n’y tins plus. M. le curé et Sarrasin étaient allés quelque part enterrer une vieille femme. Demeuré seul, je me dirigeai, le cœur palpitant, vers l’endroit interdit, derrière la fontaine. C’était un bout de terrain caillouteux et sec, planté de romarin, de lavande et de toutes sortes de plantes grises qui craquaient sous le pied et sentaient bon. Un nuage serré d’abeilles, tournant dans le soleil et luisant comme l’or, m’indiqua le coin où se trouvaient les ruches. Car Sarrasin n’avait pas menti, c’étaient bien des ruches, mais quelles ruches ! Elles ne ressemblaient ni aux élégantes maisonnettes coiffées d’un léger faîtage en paille qu’habitent les abeilles bourgeoises, ni au tronçon d’arbre creux avec une tuile cassée pour toit, domicile habituel des essaims rustiques. Figurez-vous un alignement de boîtes bizarres ne tenant debout qu’à force d’étais et par un miracle d’équilibre, boîtes longues, boîtes bossues, boîtes ayant des becs et des bras avec un vague aspect de bêtes monstrueuses. Ces boîtes étaient percées de trous par où les abeilles entraient et sortaient aussi tranquillement que s’il se fût agi de ruches ordinaires. Mais cela ne me rassura point, et je me sauvai bien vite dans le paisible jardin aux légumes, rêvant du « Grand Albert », et parfaitement persuadé que le curé et son fossoyeur se livraient journellement à toutes sortes d’incantations et manigances diaboliques. Le soir, les vacances finissaient, et l’on me ramenait à la ville.
J’avais presque oublié cette histoire. Parfois même, y songeant, je me demandais si mon cerveau d’enfant, halluciné par une après-midi de solitude et de grand soleil, ne l’avait pas un peu rêvée. Dix ans plus tard, un hasard de promenade me ramena dans le village. Je trouvai le curé cassé et vieilli. Le fossoyeur était mort ; mais le petit jardin, envahi par les herbes et presque retourné à l’état sauvage, m’apparut dès la porte tout bourdonnant d’abeilles comme jadis. Cela me rappela mon aventure, et je résolus d’avoir le cœur net cette fois. Interrogé, le vieux curé se mit à rire, et voulut bien me montrer ses ruches. C’était bien, derrière la fontaine, le même triste bout de lande semé d’herbes grises et de cailloux, et c’étaient bien les mêmes étranges ruches que mes yeux d’enfant avaient vues.
Le curé me dit : — « C’est une idée à moi, il y a vingt ans que j’y travaille ; elle m’a coûté pas mal d’argent et donné pas mal de tracas, mais je touche à la réussite. » Et savez-vous à quoi le bonhomme travaillait, ce qui lui avait fait les cheveux blancs avant l’âge ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille… Il travaillait à faire écrire ses abeilles. Oui, à leur faire écrire : Vive l’empereur ! en lettres de miel. Il me montra une de ses ruches, car il en avait de rechange. C’était comme un gigantesque moule à biscuit, avec la forme et les proportions d’une lettre d’enseigne. On laissait les abeilles faire leur gâteau là-dedans, et le gâteau, une fois le moule ouvert, se trouvait être un V ou un R. Et c’est pour cela que les buveuses de rosée du poète avaient, vingt ans durant, parcouru les coteaux pierreux et la vallée verte, se gorgeant de pollen doré et recueillant l’ambre liquide ! Ah ! si les abeilles avaient su !… Seulement les abeilles ne savaient pas.
Le curé, qui, en sa qualité de curé, ne manquait pas de quelque ambition, nourrissait à propos de ce qu’il appelait son idée, les espérances les plus chimériques. Une fois les treize lettres bien au complet, il les clouait — rousses comme le soleil, et toutes brodées de fines cellules hexagonales — sur une grande planche taillée en fronton d’arc-de-triomphe, il exposait son chef-d’œuvre à Paris, et l’empereur ne pouvait faire moins que de lui accorder la croix et le canonicat honoraire.
Mais que de tracas pour arriver à ce résultat ! Ces diablesses d’abeilles sont capricieuses. Certaines lettres leur déplaisaient sans qu’on pût savoir pourquoi. Et le fait est qu’habitant une S ou un T elles pouvaient trouver étranges ces demeures tortueuses et biscornues. Et puis d’autres inconvénients : le V de Vive se gâtait et coulait déjà, tandis que l’r d’empereur commençait à se remplir à peine. Enfin on était arrivé, les treize lettres marchaient de front, et le bon inventeur ayant un essaim de reste, songeait déjà à se payer un point d’exclamation supplémentaire.
Un mois plus tard l’empire s’écroulait à Sedan, et la République était proclamée.
— « Comment faire ? disait le curé. Donner d’autres lettres à mes abeilles… Hélas ! Vive la République ! c’est bien long, et puis Monseigneur ne permettrait pas. »